C’est peu dire que nous n’avons pas du tout accroché avec Mytilène-ville. Pourtant, on ne peut pas nier qu’elle abrite de bien jolies maisons néoclassiques, une belle lumière quand tombe le jour, un port plein de vie, de remarquables mosaïques au nouveau musée archéologique, mais non, rien à faire, cette cité de 30 000 habitants est horripilante : trop grande, excessivement bruyante, mal pensée, pas pratique, brouillonne, décousue. En voiture, c’est un cauchemar, à pied, une purge ! Des voitures dans tous les sens, des scooters téméraires, voire inconséquents, des taxis psychopathes qui ignorent tout du code de la route, cette ville est le règne des dangereux sans-gêne sur roues. Impossible de flâner, de prendre son temps, de lever le museau, le tintamarre des klaxons vous accompagne partout. Seule solution, sortir de la ville jusqu’au kastro et l’ancien port, pour respirer un peu et mettre ses tympans au repos.

Nous avons donc totalement délaissé Mytilène-ville et ses alentours, pour suivre immédiatement la route de la côte qui remonte jusqu’à Mandamatos. Premier arrêt pour Moria, dont le seul nom fait rêver tous les familiers de la Terre du Milieu. Nulles mines pourtant à la sortie du petit village tranquille, nuls nains armés de hache, mais un très bel aqueduc romain (bâti entre le II et le IIIe pour alimenter la cité de Mytilène), qui enjambe une vallée d’oliviers et de lauriers-roses. L’ouvrage, conçu pour une importante quantité d’eau qui dévalait depuis le Mont Olymbos (source proche d’Agiassos), est encore debout sur 170 mètres. Une seule ouverture entre deux colonnes possède encore ses trois arches empilées mais l’ouvrage, en restauration, a encore vraiment fière allure. Haut de 27 mètres, construit en marbre gris, il reste imposant, presque majestueux dans le silence absolu du site.

Plus loin, toujours en longeant la mer, on tombe sur Thermi, un ensemble de trois villages (Pyrgi Thermis, Paralia Thermis et Loutropoli Thermis), qui demande une bonne demi-journée de visite : le vieux village de Pyrgi doit son nom aux demeures fortifiées construites par les Turcs et les riches habitants de Mytilène-ville, des « tours-habitations » dotées de murs de pierre et de balcons. Très peu sont aujourd’hui visibles, alors nous avons doucement poussé le portail d’une maison privée bien restaurée pour en admirer l’architecture, sans que son propriétaire nous cherche des noises.

Thermi abrite aussi un site archéologique fouillé dans les années 1930 par une Américaine, Winifred Lamb, qui mit au jour les preuves de cinq implantations successives, entre 3200 et 2400 av J.-C. Le lieu fut abandonné vers 1200 av J.-C. après un gigantesque incendie. Les excavations en strates, les poteries, les foyers,  les outils, les matériaux, relient les différentes couches avec les trois civilisations de l’âge de bronze : civilisation d’abord cycladique, minoenne puis enfin mycénienne. Si les vestiges sont aujourd’hui peu lisibles, on comprend mieux l’enchaînement des constructions grâce au film pédagogique que l’on peut voir à l’entrée du site. Pourquoi cette présence humaine ininterrompue sur une si longue période ?

 

Les inscriptions retrouvées, les éléments architecturaux, les bâtiments religieux dispersés tout autour du lieu témoignent de l’importance de cette ville plusieurs fois reconstruite comme centre religieux et thérapeutique. La présence d’un temple dédié à Artémis, protectrice des sources, n’est pas une coïncidence à… Thermi. La région regorge de sources thermales riches d’une eau chargée en fer, souveraine pour une palanquée de maux. Si beaucoup de bains sont aujourd’hui fermés, on tombe presque sans le vouloir sur des restes d’anciennes installations, des citernes, de vieilles canalisations, dès que l’on tourne la tête.

Nous avons surtout passé un long moment à fureter dans l’ancien hôtel Sarlitza Pallas de Loutropoli Thermis, vieux complexe de cure construit en 1909, aujourd’hui agonisant dans une nature qui a repris ses droits. Imaginez le Grand Hôtel des Bains du Lido pour le standing et le prestige, expirant, érodé et déliquescent. Le nom du palace est turc, comme l’était son premier propriétaire (sari = jaune, litza = eau curative) – on remarque en effet que les bassins où l’on faisait trempette ont gardé des traces jaunes orangées des eaux chaudes ferrugineuses. Pendant une trentaine d’années, l’hôtel, passé dans des mains grecques, attire les riches curistes européens (têtes couronnées, prélats, célébrités…) jusqu’aux prémices de la Seconde Guerre mondiale, qui renvoient tout ce beau monde à d’autres priorités. Définitivement fermé en 1970, le Sarlitza Pallas devait bénéficier de travaux de réhabilitation, avant que le pays ne soit asphyxié par les plans de relance.

Les jardins, les bâtiments de cure, l’hôtel en lui-même sont laissés en l’état (ne surtout pas rentrer dans la construction principale avec des enfants, les parquets sont croulants, les escaliers brinquebalants…) et on se balade dans cette splendeur déchue avec un brin de nostalgie, une sorte de mélancolie diffuse pour ce qui n’est plus mais qui a fait les grandes heures de l’île de Lesbos.