Si comme nous vous avez pris la clef des champs après avoir difficilement survécu à Agios Nikolaos (station balnéaire qui n’a de crétoise que le nom, moderne et sans caractère, grouillante comme une fourmilière, tape-à-l’œil et synthétique), faites dix kilomètres dans les terres jusqu’à Kritsa… je sais, j’entends bon train les commentaires, « Kritsa, pas contrefaite ? Kritsa, pas falsifiée ? ». Moderato siouplait. Kritsa est avant tout un vrai et vieux village construit à flanc de montagne avec, sur ses hauteurs, d’anciennes demeures bordant des ruelles typiques, étroites et fraîches. Certes, la magie opère moins lorsque des armées de cars déversent les touristes venus d’Agios Nikolaos, pour arpenter la rue principale, ourlée de boutiques de broderie : si quelques mamies cousent, crochètent, festonnent encore sur leur pas de porte, les quintaux de tissus manufacturés viennent tout droit … de très loin. Nous avons été médusés par l’agressivité de ces grand’ mères vêtues de noir, devenues business women, qui vous intiment l’ordre d’entrer dans leurs échoppes à grand renfort d’admonestations tonitruantes : c’est à celle qui braillera le plus fort, qui vous attrapera par le bras, qui jettera sur vous les pires anathèmes en vous voyant entrer chez leurs voisines. Vous aurez l’inconfortable impression d’être tombé dans un nid d’araignées sous amphétamines, qui n’ont de cesse de vous capturer dans leur toile. Flippant.

Il faut déambuler tard le soir, lorsque le calme revient, que les rues sont désertes, pour goûter l’atmosphère paisible qui se dégage de ses murs, ou venir très tôt le matin, lorsque la lumière douce dore les pierres et joue dans la vigne vierge des balcons : on y croise encore des papys sur leurs ânes qui ramènent les herbes fraîchement coupées, les livreurs de fromages frais et de lait auxquels les mamies encore sereines tendent leur bidon, et un bottier sans âge qui confectionne encore des bottes crétoises certifiées conformes.


 

Ceux qui ont pu voir le film de Jules Dassin, Celui qui doit mourir, adapté du roman de Kazantzakis, Le Christ crucifié, reconnaîtront les ruelles de Kritsa comme toile de fond de cet hymne à la résistance grecque devant l’occupation turque (la place centrale du village porte d’ailleurs le nom de son actrice de prédilection et épouse). Le choix de Dassin n’a rien d’étonnant, puisque Kritsa est le lieu de naissance de Rhodanthe, surnommée Kritsotopoula, jeune fille héroïque dans sa lutte contre l’occupant et qui batailla avec les rebelles crétois dans des habits d’homme, jusqu’à tomber en 1823, sous les balles turques.

Enfin, Kritsa est surtout fameuse pour sa Panagia Kera, église à trois nefs et coupole, dédiée à la Dormition de la Vierge, située sur la route du village. De l’extérieur, ce bâtiment court sur pattes, lourd comme une pâtisserie retombée, encore épaissi par des contreforts bourratifs, ne vous secoue pas de curiosité. Mais une fois le seuil franchi, les couleurs vont littéralement… retentir, sonner, carillonner, vous aciduler le palais.

La nef centrale à coupole basse, de structure archaïque, date de la fin du XIIe siècle ; un siècle plus tard, lors de sa restauration à la suite d’effondrements, on la flanquera de deux nefs latérales, communiquant par des passages intérieurs arqués. S’il reste encore des fresques originelles datées du milieu du XIIIe siècle dans l’abside du sanctuaire de la nef centrale, tous ses autres murs seront alors recouverts de nouveaux motifs, comme le seront, au milieu du XIVe siècle, les deux nefs supplémentaires. L’intérêt de la Panagia Kera est donc de suivre l’évolution sur un siècle des motifs, des caractères, de la facture des fresques, admirablement conservées.

Ainsi, de la première couche picturale de la nef centrale dédiée à la Vierge, ne subsistent que des évêques officiants, quelques Saints et des Archanges, suivant une représentation bien établie par les codes de l’époque, empreinte de solennité, de spiritualité… et de sévérité. La seconde vague de fresques de la nef centrale, réalisée cinquante ans plus tard, illustre les grands temps de la vie du Christ, de sa naissance à sa Résurrection, entouré d’Archanges, des Évangélistes, des Apôtres, de Diacres et de Prophètes mais aussi d’une très étonnante vision des enfers, bien audacieuse. Les visages s’humanisent, expriment des sentiments, prennent de la chair et du volume, même si les corps restent encore figés et mal proportionnés.

La nef Sud, dédiée à Sainte Anne et à la conception de la Mère du Christ, est habillée de  fresques qui s’éloignent totalement du style de la nef centrale : dans une très complète monographie de la Panagia Kera, l’archéologue Katerina Mylopotamitaki relie la fragmentation de l’Empire byzantin après la chute de Constantinople et la disparition d’un pouvoir fort centralisé, avec une liberté d’expression artistique accrue, davantage tournée vers l’homme, ses sentiments et les problèmes sociaux de l’époque. Disparue la raideur des postures, les vêtements suivent désormais les mouvements et dessinent les rondeurs des femmes, la ligne épaisse et sombre des visages s’affine jusqu’à disparaître, les couleurs s’éclaircissent, le rendu des scènes acquiert un certain réalisme : les textes bibliques ont désormais des résonnances et des prolongements dans le monde terrestre.

Les couleurs des fresques du Jugement Dernier de la nef Nord, vouée à Saint Antoine, claquent un peu moins : il faut bien reconnaître que le sujet se prête à plus de sobriété, respectant ainsi le caractère funèbre de la thématique. Néanmoins, on retrouve comme dans la nef Sud, des visages fins et expressifs et des vêtements aux plissures délicates.

De nombreux commentateurs soulignent l’apparition du clair-obscur dans le traitement des visages, dès la fin du XIIIe siècle, dans la seconde couche picturale de la nef centrale, puis dans les deux autres nefs. J’ai eu beau chercher les effets d’ombre et de lumière, force est de constater qu’il ne s’agit en fait, pour donner du relief aux traits des personnages, que de coups de pinceaux blancs sur de l’ocre claire, creusée d’ocre brune. Il y a loin de la coupe aux lèvres…