Dans l’imaginaire collectif, la Crète évoque la terre de rois légendaires, de monstres terrifiants, de palais fabuleux, le berceau d’une civilisation remarquable toujours auréolée de mystères. Mais elle est fût aussi romaine, arabe, byzantine, vénitienne et turque. Á la pointe orientale de l’île, il est aisé de se perdre dans le lacis de routes étroites et zigzagantes (pas toujours asphaltées) qui desservent de petits villages tranquilles, et qui vous plongent sans préliminaires dans une ambiance médiévale inattendue.

Etia* a émergé devant nous brusquement, alors que nous cherchions une supposée route, imaginée de toutes pièces par le Routard, dont le sens de l’orientation rivalise parfois avec le mien… (!). Petit village peuplé de ruines et de fantômes des temps glorieux, Etia déroule aujourd’hui des ruelles vides et silencieuses, entre des murs écroulés, jusqu’au Palazzo Seragio Serai, trapu comme une forteresse, construit au XVe siècle par ses riches propriétaires du temps jadis, les De Mezzo. Pour les amateurs d’Erotokritos (le poème ou l’opéra), la famille De Mezzo n’est autre que la branche maternelle de Vitsentzos Kornaros… Lorsque la Crète quitte l’escarcelle byzantine pour tomber entre les mains des Doges de Venise, ces derniers attribuent des fiefs aux nobles de la Sérénissime, des terres riches en vignes et en oliveraies, pour accroître encore davantage leur puissance commerciale. Pietro De Mezzo, d’abord installé à Sitia, construit sur les terres fertiles d’un petit village byzantin un magnifique palais de trois étages, flanqué de son blason. Etia se développe de concert jusqu’à devenir, à son âge d’or, le plus grand village de la région avec plus de 500 habitants.

Devenu demeure des janissaires durant l’occupation turque, et refuge du plus cruel d’entre eux, Memetakis, tristement fameux pour ses actes de barbarie contre les chrétiens, le Pallazo sera décapité de deux étages lors de l’insurrection crétoise, la vindicte populaire faisant ainsi du passé mortifiant, table rase. En 2008, des travaux de réhabilitation ont redonné sa splendeur au bâtiment, sans toutefois lui restituer toute sa hauteur, stigmate assumé de la victoire grecque sur l’oppresseur.

Si, d’Etia, vous suivez la route de Katelionas, guettez (attentivement) le petit décrochage sur la droite, après Handras, qui vous mènera à Voïla, autre domaine abandonné, propriété de la famille vénitienne Zenos, qui se convertit à l’arrivée des Turcs jusqu’à modifier son patronyme en Tzen Ali ou Djinalis. Voïla est construit sur un rocher, comme une citadelle, plus austère que la belle demeure patricienne des De Mezzo. Du bâtiment principal de trois étages et de ses dépendances, ne restent qu’une tour, deux pièces voûtées, une église, quelques vestiges de maisons de paysans, dont une particulièrement bien conservée, avec un four extérieur. Si les vestiges sont plus délabrés qu’à Etia, le site distille un charme prenant, la lumière jouant sur le relief, le vent murmurant dans une nature qui a repris ses droits.

Une seconde église, Agios Georgios, construite derrière la tour au XVe siècle, mérite que l’on pousse sa porte grinçante : elle y abrite, sous une fresque de la Vierge, la tombe d’un membre de la famille Solomos…dont on retrouve les armes au dessus de la porte. J’ignorais totalement que la dynastie du poète Dionysos Solomos prenait racine dans ce petit hameau crétois, et non à Zante.

Dans le même après-midi, en vagabondant dans le silence de ces ruines oubliées, nous avons croisé les ombres de trois grandes familles vénitiennes qui ont engendré deux immenses poètes grecs : il y a décidemment de sacrées bonnes ondes, sur ces chemins de traverse…

 * Pour en savoir plus, je vous recommande le livre de Nicole Fernandez, L’habitat crétois : instrument et symbole de la société, chez l’Harmattan – 2011