Karaghiozis – en turc Karagöz, occidentalisé-romanisé en Karagheuz ou Caragueuz ; étymologiquement, l’homme « à l’œil noir ».

Figure centrale du théâtre d’ombres et de marionnettes, Karagheuz a été naturalisé Grec au milieu du XIXè siècle, pour donner même par suite son nom au genre. Si, linguistiquement parlant, son origine turque ne saurait être mise en doute, sa transmission historique reste, et depuis plus d’un lustre, l’objet de houleux débats.

Il faut dire que les voyageurs-témoins occidentaux – écrivains-voyageurs, administrateurs, militaires… –, puis, a fortiori, les premiers historiens ou exégètes, se trouvèrent eux-mêmes fort désemparés devant ce type de spectacle, organisé primitivement, sélectivement, à l’occasion de fêtes (fin du ramadan, cérémonie de la circoncision, mariages), et devenu un spectacle populaire de rue, animant (nocturnement) les multiples cafés, puis de véritables « théâtres ».

Chacun d’en appeler alors, par simple homonymie et sans autre preuve, à des origines chinoises, en faisant à l’extrême, via la « lanterne magique », un ancêtre du cinématographe, le rattachant, à nouveau par homonymie, et sans plus de peur de l’anachronisme, au théâtre d’ombres montmartrois du Chat noir ! Bref, Karagheuz, c’était « le Punch pour l’Angleterre, Casperl pour l’Autriche, Polichinelle pour la France, Pulcinella pour les Napolitains… », “à une différence près”, furent tout de même contraints de souligner, unaniment, tous les commentateurs. Mais donc laquelle ? que l’on n’ose même plus souligner aujourd’hui.

Karagheuz, c’était l’ « anarchiste absolu », au sens où l’entendra Alfred Jarry en créant son père Ubu, défiant tous les pouvoirs, toutes les conventions, défenseur des pauvres contre les riches, et n’hésitant pas à descendre jusque dans la simple vie quotidienne pour y dénoncer la moindre inégalité. Cela, originellement, armé d’une seule arme, « la chose qui gêne », un hénaurme phallus. Les Grecs purent alors rattraper leur “retard épistémologique”, rappelant leur antique culte de Priape, pour la bouffonnerie, les comédies d’Aristophane, voire, pour la mise en scène, la caverne de Platon.

Du karaghiosis grec avant le début du XXe siècle, nous ne savons de fait que peu de choses : des mémoires plus que tardives, des textes censurés… L’homme « à l’œil noir » semble apparu à Ioannina, en Épire / Albanie, alors sous domination turque, au tournant du XVIIIe-XIXe siècle. On l’aurait repéré ensuite à Nauplie en 1841, à Athènes – à Plaka – en 1852, à Patras en 1890. La mémoire a surtout conservé les noms des plus importants « καραγκιοζοπαίκτης » (montreur de marionnettes) : Γιάννης B/Μπράχαλης / Iannis Brakhalis, arrivé de Turquie à Nauplie début 1840, puis s’illustrant au Pirée ; et Δημήτριος Σαρδούνης / Dimitrios Sardounis (1859-1912), qui prit le pseudonyme de Μίμαρος / Mimaros, installé à Patras, retenu comme celui qui a “hellénisé” Karagheuz, c’est-à-dire qui, anticipant sur toute censure, a gommé tous ses “débordements”, pour en faire un spectacle disant viser « tout public » – lors même, soulignons-le, que femmes et enfants, au grand dam des moralistes, y étaient antérieurement, amplement présents… Fini donc le phallus ; on ne trouve plus à sa place qu’un bras démesuré, accompagné éventuellement d’un pâle gourdin.

Nombre de montreurs se sont néanmoins depuis illustrés, et bon gré mal gré, – malgré le cinéma, malgré la télévision –, « le spectacle continue » : nous en avons retrouvé plus que trace, et par les affiches, à Paros, à Mytilène… Athènes recèle même deux petits « trésors » ou merveilles : les archives accumulées par la génération Spatharis [Sotiris S. (1892-1974), Eugenios S. (1924-2009)], très officiellement léguées à la municipalité de Maroussi en 1995, mais qui, depuis la mort de leur donateur, restent obstinément fermées au public ; celles de la génération Charidimos [Christos Ch. (1895-1970), Giorgios Ch. [1924-1996], léguées à la ville d’Athènes et abritées au « Centre Mélina [Mercouri] », ouvert gratuitement au public, entretenues activement par le dernier descendant, Sotiris.

J-P, le complice des expéditions