La petite ville de Gythion, aujourd’hui bien paisible et sage, pelotonnée sur la courbure du golfe de Laconie, réalise le grand écart entre le mythe et la grande histoire ; c’est ici, sur le petit îlot de Kranaï (appelé aussi Marathonissi), que le roi de Sparte Ménélas fût cocufié par sa reine pour la première fois. Pâris, en route vers Troie, fit une halte nocturne avec la belle Hélène sur ce petit bout de verdure isolé, avant de filer au matin pour d’autres horizons. La légende veut que sous l’ombre des pins, il s’en passa de belles… aujourd’hui, le lieu fait moins rêver, rattaché à la terre ferme par une digue étroite. On peut s’y promener, visiter la tour Tzanetakis du XVIIIe aménagée en musée, mais franchement, rien de bien mémorable. Ce nom de Kranaï viendrait de κράνος, casque oublié par un Pâris énamouré et étourdi sur l’îlot, lors de son embarquement pour Cythère, avant de rallier Troie (« Va, pars pour Cythère ! Sur cette galère, coquette et légère… » – Offenbach a décidemment laissé dans ma mémoire plus de souvenirs qu’Homére… ).

Gythion, d’abord dépendante de Sparte, passa ensuite aux mains de Rome, puis fut délaissée après un important tremblement de terre (en 375 ap J.-C.), qui engloutit sous un raz de marée une part importante de la ville antique. Les recherches effectuées dans le port ont mis au jour des fondations de constructions romaines et surtout une importante installation de thermes. Redevenu un simple village au travers des épisodes byzantins et ottomans, Gythion se réveille pendant la guerre d’indépendance grecque et devient un important bastion de résistance aux envahisseurs de tout poil (des Turcs à Othon de Bavière), et surtout à tous ceux qui voudront mettre la Laconie au pas – comprendre, briser la toute-puissance des quelques familles dominatrices de la région.

Les Romains ont laissé une empreinte toujours visible aujourd’hui, le théâtre antique, très bien conservé, malheureusement ceinturé de grillages. C’est là qu’intervient Yiorgos Hassanakos, artiste peintre et plasticien originaire du Pirée, installé à Gythion depuis 1987. Nous l’avons rencontré par hasard, dans la boutique que tient son épouse au pied de l’hôtel Aktaion. Entrés pour une simple carte routière du coin, nous sommes repartis après moultes palabres (mélange de grec et d’anglais) en nous promettant de nous revoir le lendemain, pour visiter avec lui un lieu qui faisait saliver ma moitié, le musée du théâtre d’ombres. D’un théâtre à un autre, il n’y a qu’un pas. Alors que Yiorgos nous véhiculait dans sa propre voiture dans les rues de la ville, il nous mena d’abord sur l’ancien site (bâti sous Auguste), à côté duquel l’armée s’est construit une caserne. Le planton de service a bien commencé à s’époumoner en nous voyant nous approcher mais la présence de Yiorgos a immédiatement calmé le galonné. Pire, il a détourné le regard quand l’artiste de la ville a écarté deux pans de grillage pour entrer sur le lieu même, construit à flanc de colline et entouré d’oliviers. Oh, rien à voir avec la magnificence d’Épidaure ; l’endroit est tout petit (la scène faisait moins de 100 mètres), mais joliet comme un théâtre de poupée, toujours très lisible avec ses gradins de pierre (seul le premier rang était en marbre). On a tout loisir de grimper, de s’asseoir en hauteur pour admirer le demi-cercle gris qui tranche sur l’herbe bien verte. Les thymeliques (musiciens qui intervenaient durant les représentations de théâtre), se mesuraient ici dans des concours dédiés à Dionysos lors de grandes fêtes ponctuées de défilés devant le gratin romain local. Aujourd’hui, le lieu n’est ouvert que l’été pour quelques événements culturels.

Yiorgos, féru d’art populaire, est photographe, peintre mais aussi « montreur d’ombres » et responsable du musée Karaghiozis de la ville. Il gère le fond, organise des représentations pour les enfants, fabrique de nouveaux pantins pour coller à l’actualité et prend un plaisir non dissimulé à vous emmener dans son antre. Car au-delà de la visite proprement dite qui vous entraîne sur les origines (supposées ou improbables) et l’évolution physique du personnage à travers le temps, Yiorgos vous fera rentrer dans l’envers du décor, derrière le rideau et vous initiera au maniement des pantins. Inutile de signaler que je me suis sentie bien godiche à tenter vainement de faire bouger « naturellement » les personnages. C’est un tour de main qui demande des années de pratique, surtout lorsque, en sus du maniement manuel, il faut aussi effectuer les bruitages… au-delà de ma pathétique tentative qui a fait, bien gentiment, rire notre hôte, nous avons passé une grosse demi-journée instructive et sympathique, en compagnie d’un homme généreux qui aime transmettre son savoir, faire découvrir sa région et aider les touristes en détresse (c’est par lui que nous sommes passés, après le désastreux épisode hôtelier de la « Saga pension », pour nous trouver un nouveau point de chute). N’hésitez pas à pousser la porte de sa boutique – sa femme est tout aussi avenante – pour papoter, et plus, si affinité.