Merci à I.G pour son cours dense mais très clair sur Mystra

La situation géographique de Gythion permet à la fois de parcourir le Magne mais aussi de remonter vers une Sparte toute proche pour retrouver Mystra, vingt-quatre ans après ma première visite, au printemps 1992. J’ignore quelle est la fréquentation du site en pleine saison, mais en janvier, le lieu est d’un calme absolu et quasi-désert (nous ne croiserons en tout et pour tout qu’une quinzaine de visiteurs durant les trois heures et demie nécessaires pour arpenter cette cité fantôme construite à flanc de colline).

Si vous faites une légère overdose de colonnes, de temples et de théâtres antiques lors de votre périple dans le Péloponnèse, Mystra est là pour vous renvoyer tout droit à l’époque de la Quatrième Croisade, de la prise de Constantinople et de la famille de Villehardouin. Certes, la place forte franque a vu le jour en 1249, sur un piton rocheux qui surplombe la plaine de Sparte, mais elle est d’abord le résultat de la déconfiture des Byzantins devant les Italiens et les Francs en 1204, qui se partagèrent la bête vaincue en créant l’Empire latin de Constantinople. Geoffroy Ier de Villehardouin obtient la Principauté d’Achaïe* ou de Morée**, en récompense de ses loyaux services. Son second fils, Guillaume, devenu Prince d’Achaïe à la mort de son frère aîné, agrandit encore ses possessions en avalant toute la côte Est de l’actuelle Laconie. On peut accorder au garçon un certain goût pour les citadelles imprenables grandioses, au vu des forteresses qu’il bâtit, Mystra et Monemvassia. De ce nid d’aigle posé à 621 mètres d’altitude reste aujourd’hui le château fort à double-enceintes, une tour de guet et une chapelle. La montée ne vaut que pour la vue…

Les Byzantins, retirés dans leur Empire de Nicée (pour faire simple, en Asie mineure), n’entendent pas laisser Constantinople aux mains de leurs ennemis et préparent leur revanche pour reprendre les territoires perdus. En 1259, c’est chose faite, lors de la bataille de Pélagonia, où Guillaume Villehardouin est fait prisonnier. En guise de rançon, il cède les forteresses d’Achaïe : Mystra bat désormais pavillon byzantin et va devenir une cité florissante, la « Florence de l’Orient ».

La stabilité politique y est pour beaucoup ; l’empereur de Byzance Jean VI Cantacuzène enverra son fils Manuel diriger la région, ce grand despotat de Morée dont Mystra est la capitale. Le long règne de Manuel (1348-1380) pacifie la région, calme les rébellions des gouverneurs locaux, et fait de la cité un important centre politique et culturel. Lorsque la famille rivale (les Paléologues) arrive aux affaires, elle mène une politique expansionniste ; Mystra s’agrandit, construit églises et monastères, sort de sa première enceinte, dévale toute la pente de la colline jusqu’aux maisons de maître construits par les familles nobles, bien plus bas. Certains monastères, construits d’abord à l’écart des habitations, sont rattrapés par une urbanisation galopante et se retrouvent englobés dans une large seconde enceinte. Cette période prospère s’étend du milieu du XIVe au milieu du XVe. Mystra est alors le siège d’une Renaissance hellénique, politique et culturelle. C’est un carrefour d’échanges intellectuels et religieux, où se croisent prélats de l’église orthodoxe,  savants, copistes, penseurs, philosophes… dans cette émulation commune, on retourne aux mythes anciens, on relit les auteurs antiques, jusqu’à fonder une nouvelle école philosophique néo-platonicienne qui résonnera jusqu’en Italie, à Florence.

Las, des querelles de famille chez les Paléologue, qui se partagent trois despotats dans le Péloponnèse, affaiblissent leur autorité. Des stratégies d’alliances contraires, des divisions, les coups de boutoir des Ottomans qui frappent à la porte de Constantinople, précipitent la chute de Mystra qui tombe en 1460.

Mystra est donc le lieu d’un rayonnement de l’art byzantin au sein d’une cité entière, en liaison avec la redécouverte de l’Antiquité grecque. Et ce qui est stupéfiant, c’est qu’aujourd’hui encore, la ville semble toujours respirer. Si on retape les églises, les monastères, le palais du Despote pour les rendre pérennes, ce sont encore une fois les constructions en déliquescence qui me touchent le plus. Les édifices religieux, mélange de briques et de pierres sont évidemment remarquables (Sainte-Sophie, Vrontochio, les coupoles, les fresques – tout est matière à émerveillement) – mais le souffle vient plutôt pour moi des maisons en ruines, des escaliers, des passages, des ruelles étroites toujours lisibles, harmonieux. Dans ce silence qui règne en hiver sur le site dépeuplé, avec cette légère brume flottante qui s’accroche le matin aux arbres, les vieilles demeures de pierres semblent s’éveiller lentement de leur long sommeil. On ne serait pas étonnés de croiser un bout de manteau d’un seigneur franc, la capuche d’un prélat, ou l’épée d’un chevalier. Le décor fait bouillonner l’imagination parce qu’il est brut, naturel, originel et qu’il fait revivre une époque révolue.

Vous viendrez sans doute à Mystra pour l’architecture byzantine, pour les fresques qui s’éloignent doucement des images religieuses traditionnelles, pour les plans un peu compliqués des églises, pour les monastères toujours en activité. Moi, j’y entrouvre pour quelques heures un livre d’histoire.

* La principauté d’Achaïe englobe à l’époque une grande partie du Péloponnèse, rien à voir donc avec la région qui porte aujourd’hui ce même nom, située au Nord du Péloponnèse (chef-lieu Patras).

** Morée, autre nom du Péloponnèse