Je suis cramoisie de honte d’être totalement passée à côté du soulèvement des Romains, lors d’une représentation de Nabucco à l’opéra de Rome au printemps dernier. Pour les bouchés de la feuille qui persistent à considérer l’art lyrique comme un somnifère barbant réservé aux têtes chenues, le coup de tonnerre, qui a raisonné dans la salle, balaie les préjugés et rend à l’opéra toute sa dimension politique.

Verdi compose Nabucco en 1842, opéra qui sera joué pour la première fois à la Scala de Milan. Sous le prétexte limpide de raconter l’histoire des juifs esclaves à Babylone, Verdi stigmatise les Autrichiens, qui occupent le royaume de Lombardie-Vénétie, créé de toute pièce après la défaite de Napoléon en Italie. « Va, pensiero, sull’ali dorate », l’air le plus fameux chanté par le « chœur des esclaves », reste pour les Italiens le véritable hymne de leur pays, le chant intemporel de l’opposition à tous les oppresseurs qui piétinent leur terre.

Le maire de Rome avait ouvert la soirée en montant sur scène, pour dénoncer les coupes budgétaires effectuées dans le budget de la Culture, en présence de Berlusconi, venu écouter Nabucco pour célébrer le 150ème anniversaire de la création de l’Italie. Chacun connaît les difficultés actuelles des Italiens et les frasques de leur gouvernement.

Lorsque « Le chœur des esclaves » a retenti, les Romains ont retrouvé leur dignité : selon le Times, Riccardo Muti, raconte ce qui fut une véritable soirée de révolution : «J’ai immédiatement senti que l’atmosphère devenait tendue dans le public. Il y a des choses que vous ne pouvez  pas décrire, mais que vous sentez. Auparavant, c’est le silence du  public qui régnait. Mais au moment où les gens ont réalisé que le « Va,  Pensiero » allait démarrer, le silence s’est rempli d’une véritable  ferveur. On pouvait sentir la réaction viscérale du public à la  lamentation des esclaves qui chantent :

 Oh mia patria si bella e perduta!

O membranza sì cara e fatal! »

Et le public va demander un « Bis » pour cet air, au milieu des « Viva l’Italia » et « Viva Verdi », dignes de la scène fameuse du Senso de Visconti. Muti hésite (peu de chefs acceptent de casser le déroulement d’une œuvre pour reprendre une seconde fois un air célèbre). Mais Muti a compris que cette soirée est différente et qu’il se passe quelque chose. Il laisse les gens exprimer leur enthousiasme, puis se retourne vers le public et Il Cavaliere,  et se lance.

« Je n’ai plus 30 ans et j’ai vécu ma vie, mais en tant qu’Italien qui a beaucoup parcouru le monde, j’ai honte de ce qui se passe dans mon pays. Donc j’acquiesce à votre demande de « bis » pour le « Va, pensiero » à nouveau. Ce n’est pas seulement pour la joie patriotique que je ressens, mais parce que ce soir, alors que je dirigeais le Choeur qui chantait « Oh mon pays, beau et perdu », j’ai pensé que si nous continuons ainsi, nous allons tuer la culture sur laquelle l’histoire de l’Italie est bâtie. Auquel cas, nous, notre patrie, serait vraiment « belle et perdue ».  Moi Muti, je me suis tu depuis de trop longues années. Je voudrais maintenant… nous devrions donner du sens à ce chant ; comme nous sommes dans notre Maison, le théâtre de la capitale, et avec un chœur qui a chanté magnifiquement, et qui est accompagné magnifiquement, si vous le voulez bien, je vous propose de vous joindre à nous pour chanter tous ensemble. »

Et toute la salle, chœur compris, de se lever, reprenant d’une seule voix l’ode à la liberté, sous la direction d’un Muti qui ne dirige plus son orchestre mais la salle, un peuple tout entier.