Singing in the rain… ou la danse du balai

 

 

Les Boréades (probablement 1762)

Jean-Philippe Rameau

Enregistré à l’Opéra Garnier 2003 / DVD 2004

Comment le dernier opéra de Rameau a-t-il pu dormir plus de deux-cents ans d’un sommeil de plomb ? Pourquoi avoir dû attendre 1982 pour découvrir la toute première représentation scénique d’une œuvre aussi renversante ? Qu’avaient donc bien pu faire le librettiste Cahusac et le dernier des baroqueux pour mériter la colère d’un roi et l’implacable condamnation de la censure ?

Voilà ce qui arrive quand l’ultime partition d’un octogénaire (!) toujours subversif vient dynamiter, avec quelques années d’avance, l’ordonnancement depuis trop longtemps établi d’un monde appelé à disparaître ; si Rameau le pressent, Louis XV et sa clique s’en défendent, en mettant les agitateurs à l’index. Car tout sent la poudre dans cet opéra, le livret comme la musique. Pas étonnant donc que les répétitions des Boréades furent ajournées en 1763, un an avant la mort de Rameau, précipitant une amnésie générale.

La reine Alphise doit épouser selon la tradition l’un des deux fils de Borée, roi des vents du Nord. Aucun lien d’affection dans ce trio, seule la raison d’État les pousse à ce mariage arrangé. Alphise leur préfère un obscur serviteur d’Apollon, Abaris, lui aussi épris en secret de la reine. Celle-ci choisit d’écouter ses sentiments et renonce au trône pour épouser le « roturier » inférieur à son rang. Les fils de Borée n’entendent pas qu’on bouscule l’étiquette et invoquent leur géniteur divin, qui déchaîne les éléments sur le royaume d’Alphise, raptée au passage. Abaris, après quelques atermoiements, descend chez les Boréades muni d’une flèche magique reçue des mains d’Eros, mate les vents féroces, et emporte sa belle avec la bénédiction d’Apollon. Happy End. Pas étonnant que le roi et ses sbires aient toussé. Où irait la société si le libre arbitre menait le monde, si les femmes décidaient seules de leur devenir, si l’autorité royale était assimilée à de la tyrannie, et que la rébellion politique et sociale ait droit de cité ? Pour Rameau, l’abus de pouvoir n’engendre pas la crainte, elle déclenche des révolutions. D’ailleurs, vingt-sept ans plus tard, patatras ! Entendre claironner dans l’acte II « le bien suprême, c’est la liberté », était au delà du séditieux… hop, aux oubliettes les Boréades !

Présentée comme une énième tragédie-lyrique, nous sommes pourtant très loin des codes établis par Lully. Certes, on retrouve cinq actes traversés par des « divertissements », des ballets, des machineries pour des effets saisissants, bref, un spectacle pour les oreilles et les yeux, avec des héros, des dieux, des amours contrariés, du merveilleux. Mais, habilement reconsidéré par ce contestataire de Rameau.

D’abord, on oublie évidemment le prologue allégorique qui glorifie le souverain du moment. Ensuite, on brouille le découpage marqué des actes pour ne pas entraver la narration, comme un long continuum. L’intrigue est épurée, resserrée autour d’un seul événement dramatique et surtout, on ne lâche pas les deux protagonistes, dont on suit le parcours initiatique au travers d’épreuves, afin qu’ils découvrent qui ils sont réellement (comme le souligne William Christie dans une interview, Mozart et sa Flûte enchantée ont un illustre ancêtre en Rameau). Cette hardiesse de considérer d’abord le bonheur personnel et la réalisation de soi avant la gloire, la peur des Dieux, les conventions sociales et la déférence envers les puissants, se double d’une musique surprenante. Oubliés les longs récitatifs au clavecin, la pâte orchestrale parfois timorée, les instruments à vent s’en donnent ici à cœur joie. La force dramatique ne vient nullement du texte ou des péripéties de l’intrigue, mais de la partition, qui sait à elle seule représenter le cheminement intérieur des deux héros ; d’où de nombreux « divertissements » – ces moments où l’action se suspend au profit des chœurs, des danses, et des arias – tous remarquables, voire même étonnamment modernes. Certains musicologues voient ainsi dans les Boréades, « des motifs aussi disloqués, des harmonies aussi tâtonnantes que celles d’un Stravinsky ou d’un Varèse« .

Alors, on ne pouvait que se réjouir de voir ces Boréades entre les mains de Robert Carsen, metteur en scène adepte des époussetages un peu rudes. Nombre de critiques lui sont tombés dessus, pointant une dichotomie trop caricaturale et binaire dans sa conception des deux mondes qui s’affrontent ; les Boréens prisonniers de leurs longs vêtements noirs, blafards et dépersonnalisés, opposés aux lumineux Apolloniens, de blanc peu couverts, folâtrant sous le soleil. Les premiers, raides comme la vertu et le protocole, les seconds, libres, désinvoltes et jouisseurs.

Le cycle des saisons rythme l’action, s’ouvrant sur les Boréens arrachant les fleurs de l’été pour apporter les feuilles mortes de l’automne, puis la neige et la tempête, avant que le printemps ne revienne pour fêter le mariage de la reine Alphise et d’Abaris. Simple, peut-être, mais terriblement efficace. Le résultat est une succession de tableaux merveilleusement esthétiques et sublimement éclairés. On ne se lasse pas de ces sombres Boréens traversant le large plateau, essaimant de leurs parapluies retournés des feuilles mortes rouges et or, au son d’une contredanse bien rythmée. Honnêtement, c’est sublime. Ce jeu des oppositions propose une lecture limpide de l’histoire, pour nous permettre de nous concentrer sur la musique et ses subtilités. Sans oublier des clins d’œil humoristiques, comme ces Boréens balayant à tour de bras les fleurs de l’été, en même temps que les Apolloniens, comme pour rétablir l’ordre et l’autorité de leur dieu des vents. Ou ce tapis de parapluies frissonnants, figurant la bourrasque, le noroît ou le blizzard, vents du Nord tremblant de peur devant un simple mortel solaire, devenus incapables d’obéir à leur maître Borée.

Alors, certes, les nombreuses danses, tout aussi modernes que la mise en scène, posent un vrai problème de clarté ; cet art est déjà pour moi un sujet d’incompréhension et de questions sans fin, pour ne pas dire d’ennui profond, tant il me touche peu. Là, le chorégraphe a oublié de nous donner le mode d’emploi pour suivre un minimum ces mouvements d’hystérie collective, de gestuelle mécanique débridée et illisible, en décalage voulu avec la musique. Cette frénésie de mouvements décomposés ressemble pour ma part à ceux du préposé des ADP qui fait décoller les avions avec ses petits drapeaux. C’est incongru comme une danse de Saint-Guy, répétitif, fatiguant à suivre, disgracieux à vous fissurer la rétine.

Heureusement, le plateau vocal masculin est digne, lui, de tous les éloges. Quel plaisir de retrouver Paul Agnew, Stéphane Degout, Laurent Naouri et Nicolas Rivenq, que l’on croise au gré des productions baroques. On a l’impression de retrouver de vieux complices, dont au connaît les qualités vocales, la présence scénique, les petits tics et les immenses qualités de diction. Parce que l’un des grands écueils d’un opéra de Rameau ou de Lully repose sur ce phrasé très particulier du français, cette articulation spécifique, ces voyelles muettes prononcées, cette manière de « chanter comme on parle » qui ne s’acquiert pas du jour au lendemain. Alors, la pauvre reine Alphise de l’américaine Barbara Bonney est à la peine ; physiquement (ben oui, elle a l’air d’être la mère de Paul Agnew/Abaris, la romance n’est pas crédible pour un sou !) et vocalement : aigus poussifs, ornementations inexistantes, souffle court, inertie émotionnelle, français savonné au mieux, inaudible au pire. On se demande ce qu’elle vient faire dans cette production d’experts de la déclamation baroque.

William Christie avait prévenu préférer les mises en scène modernes aux reconstitutions périmées, qui enferment les opéras dans un passé dépassé. Avec Robert Carsen, on est servi !

 

1 Comment

  1. Reply
    Hélène2.3

    Et bien oui, ce spectacle m’a donné bien du plaisir ! Je m’étais dit que 2015 serait, pour moi, « l’année Rameau »… On n’entre pas dans cette musique aussi facilement que dans bien d’autres. Et ces Boréades sont, à mon goût, « plus Rameau » que tout le reste de sa composition.
    Dommage qu’aucun enregistrement CD ne puisse ^rendre la suite de ce spectacle là… Je vais encore devoir extraire la bande son du DVD. Ce sera mieux que rien, n’est-ce pas ?

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