Turner : la dissolution de la matière

 

 

Turner, Peintures et aquarelles

Musée Jacquemart-André

Jusqu’au 11 janvier 2021

 

 

Réouverture des petits musées en ce mois de juin, pour des visites sur réservation. Quel régal de parcourir des expositions dans le calme et le silence ! Nous sommes à peine une dizaine à déambuler dans le musée Jacquemart-André, maison privée douillette, bonbonnière hors du temps, qui expose soixante aquarelles et dix peintures de Turner, venues de la Tate.

Rien à voir ici avec les grandes toiles flamboyantes de jaune, travaillées au couteau, qui rayonnent de lumière. Le peintre anglais est en effet célèbre pour user et abuser des nouveaux pigments nés de la Révolution industrielle, le bleu de cobalt et surtout les jaunes de chrome (Turner utilise six jaunes différents), qui illuminent sa peinture.

Une autre facette de Turner est ici présentée par le musée Jacquemart-André : celle de l’aquarelliste. Lors de ses nombreux voyages d’été en Europe (il en effectue une vingtaine entre 1802 et 1845), il crayonne les paysages, les bords de mer, les montages et les vallées, du Danemark à l’Italie. Ces esquisses, ces traces, ces impressions prises sur le vif, souvent colorées de mémoire à son retour en Angleterre, lui servent de travaux préparatoires pour ses peintures à l’huile. Loin d’être mineures ou anecdotiques, elles sont un formidable marqueur de l’évolution du travail de Turner et de sa singularité.

Les premières que l’on peut découvrir se ressentent encore de la formation du jeune peintre, qui travaille au début de sa carrière pour des architectes : il dessine d’abord des bâtiments, des cathédrales, des châteaux, des ponts, dans un écrin naturel qui va peu à peu manger l’intégralité du support. Turner a besoin d’espace, d’élargir son horizon et de privilégier l’atmosphère, l’impression, le ressenti, l’imagination. Il balaie l’académisme au profit de l’émotion, pour des aquarelles qui abandonnent le réalisme au profit du lambeau, et aboutissent quasiment à une abstraction radicale.

Le critique irlando-britannique William Hazlitt écrivait en 1816 : « les tableaux de Turner ne représentent pas tant les objets de la nature que le medium à travers lequel ils sont vus. Ils marquent le triomphe du savoir de l’artiste et du pouvoir du pinceau sur l’aridité du sujet. Ce sont des peintures d’éléments de l’air, de la terre et de l’eau. L’artiste se complaît à remonter au chaos originel, au moment où les eaux furent séparées des terres et la lumière des ténèbres, où aucun être vivant n’occupait la surface de la Terre. Tout est sans forme, vide. » L’ébauche, plus que l’aboutissement, la suggestion, plus que la démonstration, les effets, plus que le sujet.

Au fil des salles, l’exposition montre clairement le détachement du peintre pour la réalité ; la mer, les ciels, la lagune, les bateaux, les ruines se noient dans les couleurs délavées, les évocations brumeuses.  Les touches de couleurs diluées, telles des allusions détrempées par les eaux, suffisent à réveiller un ressenti, le ressouvenir d’une sensation éprouvée à Venise, Dinan ou au lac Léman.

Des effets de transparence, des contrastes des teintes, naît la lumière évocatrice qui irradie avec douceur. Turner, avec ses esquisses épurées, légères, apparaît soudain étonnamment moderne, libre, imprévisible, « comme un avant-propos éternel d’un propos qui jamais n’adviendra ». *

* Ainsi parlait Vladimir Jankélévitch de Debussy… Pourquoi penser ici à Debussy ? Sans doute pour ses harmonies et ses nuances subtiles, autour d’un même thème.

PS : je signale un très bon article de Maria-Magdalena Chansel, in Connaissances des Arts – Hors-Série n°895, Turner, Peintures et aquarelles.

 

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