Harry Gruyaert – Red Red Light

 

Harry Gruyaert – La Part des choses

LE BAL, 75018 Paris

Commissaire : Diane Dufour

Juin – Septembre 2023

 

L’homme aime le rouge écarlate, le vert acide et le bleu électrique. Les heureux hasards aussi, les compositions inattendues, s’étonner de tout, surtout de l’instant éphémère qui ordonne dans un cadre le réel, ordinairement confus et déroutant. Harry Gruyaert ne met jamais en scène ses images ; à remarquer les structures complexes des photos, les accords ou les dissonances des couleurs, les alignements parfaits des verticales, la drôlerie de certaines situations, on pourrait imaginer qu’il tricote un peu les décors et les personnages alors qu’il n’en est rien. S’il est souvent là au bon moment, Harry Gruyaert laisse les rencontres, les coïncidences, les synchronicités jouer leurs rôles, confiant dans les coups de pouces du destin plutôt que dans la maîtrise de son environnement. Bref, Harry Gruyaert, c’est l’anti Gregory Crewdson.

Et l’on remarque aussitôt, dans ce bel espace dédié à l’image-document qu’est le BAL, – conçu par Diane Dufour et Raymond Depardon en 2010 -, que le photographe belge est sacrément bien servi par la providence. Á l’étroit dans son pays natal, il part en 1968 (il a alors 27 ans) pour New-York ; gavé de cinéma, alors directeur de la photo, il découvre le pop art, ses couleurs flashy et ses déconcertants sujets de prédilection, où l’ordinaire le dispute à la banalité. Harry Gruyaert comprend que le quotidien est matière à photographier, matière magnifiée par des teintes franches et saturées. Il va alors partager son temps entre les clichés ramenés de ses voyages (avec une prédilection pour le Maroc) et la photo publicitaire (des moteurs de voiture aux plates-formes pétrolières en passant par la mode). Quand il frappe à la porte de l’agence Magnum en 1982, Gruyaert a tout de l’électron libre ; il dénote dans l’antre sérieuse du noir et blanc, du reportage, du témoignage journalistique et des combats politiques.

Bien malin celui qui pourrait cataloguer le travail d’un voyageur qui parcourt le monde en tournant le dos au pittoresque, au sensationnel, à l’exotisme, et qui se tient à distance d’une approche trop intellectualisée de la photographie. L’exposition s’attache au talent singulier de cadreur et de coloriste de Gruyaert avec une soixantaine de tirages qui couvrent plusieurs décennies passées « à regarder autrement la banalité, à accepter une sorte de laideur du monde et à en faire quelque chose ». Ce regard plus affuté, plus patient, plus humble aussi certainement, isole ce que les autres ne voient pas : « the sense of place, une imprégnation, une intuition forte du lieu ». Dit autrement, le photographe s’absorbe dans un espace pour en révéler une perception unique, décalée et souvent ironique.

Harry Gruyaert n’est pas belge pour rien. Avec son air de ne pas y toucher, il pointe l’étrangeté diffuse du réel et un léger décalage dans l’ordonnancement des choses. Les images impriment le monde dans une bizarrerie ténue ; susciter le mystère, l’imprévu, le déconcertant à partir des événements les plus ordinaires est un formidable jeu pour celui qui n’appartient à aucune chapelle. Gruyaert photographie la vie urbaine, les rues, les bâtiments, les fenêtres et les reflets dans les glaces, les plages désertes du Nord et les fêtes foraines abandonnées. Peu de place pour ses contemporains, souvent pris de dos, ou dans l’ombre, éléments du décor presque anodins dans l’épaisseur des aplats rouges. Il est d’ailleurs cocasse de remarquer le nombre de clichés où les visages sont dissimulés par des ballons, des traverses de fenêtres, le drapé d’un voile. Sans aucune volonté consciente de la part d’Harry Gruyaert qui se contente de saisir l’instantané ; « je ne suis pas un photographe humaniste à la française comme Doisneau. Pour moi, la lumière, le paysage, l’architecture, les couleurs sont aussi importantes que les personnes. »

L’ombre du chef-opérateur, qui voue une admiration sans bornes à Antonioni et à Bergman, plane toujours sur des images qui racontent une petite histoire, sans possibilité d’en connaitre les tenants et aboutissants : le cliché de l’homme blond assis de dos dans une laverie, derrière une voiture américaine pourrait tout droit sortir d’un film de Wim Wenders, quand Wes Anderson partagerait certainement les obsessions chromatiques et la loufoquerie du photographe belge. Chaque cliché est une saynète, une fenêtre ouverte sur un scénario libre de droits, au gré des errances d’Harry Gruyaert entre l’Europe, l’Inde, le Maroc et les États-Unis ; des photos denses, épaisses, qui auraient absorbées toutes les couleurs du monde, et dérouleraient un film unique, « sans idée préconçue, sans concept non plus, sans théorie à illustrer mais dans une grande attention aux choses, aux êtres, à la lumière et à la situation ».

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