Je vous salue salope – Backlash

 

Je vous salue salope

Documentaire canadien de Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist

Sortie française – octobre 2023

Prix Gémeaux de la meilleure réalisation et meilleure recherche documentaire – Montréal 2023

 

 

Nul besoin d’une crise politique, économique et religieuse, pour que les droits des femmes soient régulièrement remis en question ; si les propos attribués à Simone de Beauvoir pointaient la fragilité des acquis du féminisme, ils présageaient aussi de féroces retours de bâton, inhérents à chaque avancée majeure. Lorsque les femmes font entendre leurs voix, luttent pour sortir de leur invisibilité et que leurs combats, aussi justes que nécessaires, leur accordent une nouvelle victoire, elles prennent ensuite de plein fouet une vague féroce qui éteint les conquêtes fugaces (la remise en cause de l’avortement aux États-Unis en est l’illustration flagrante).

Le documentaire Je vous salue salope, aussi incisif que son affiche le laissait penser, analyse la violence de la misogynie qui a déferlé sur les réseaux sociaux, en réponse au dégel de la parole des femmes dans le sillage de l’affaire Weinstein ; le mouvement #MeToo, dans un premier temps libérateur, a vu le discours masculiniste se déchaîner via internet, avec la complicité des grandes entreprises du numérique. Cette cyberviolence, bien plus dévastatrice que le machisme ordinaire, détruit la vie de millions de femmes terrifiées, et les réduit, de fait, au silence. Les contenus haineux (des injures aux menaces de mort), sans freins législatifs, dégorgent parfois des réseaux sociaux virtuels pour se répandre dans le réel, sous forme d’odieuses provocations et d’agressions physiques, laissant les victimes au mieux traumatisées, au pire, irrémédiablement détruites.

Cinq années ont été nécessaires aux deux réalisatrices pour documenter et tourner leur film, posé des deux côtés de l’Atlantique ; s’appuyant sur des recherches minutieuses, des rencontres humaines marquantes, des interviews par dizaines, Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist ont retenu quatre témoignages directs éloquents et les propos d’expertes patentées, portés par une mise en scène volontairement dramatique et une bande-son anxiogène ; rien n’est laissé au hasard pour que l’agressivité des commentaires souvent orduriers et la terreur des victimes de ce cyberharcèlement s’incarnent à l’écran, et soient ressentis dans toute leur abomination par les spectateurs.

Que l’on soit Présidente de la Chambre des députés à Rome, représentante démocrate de l’État du Vermont, youtubeuse à Paris ou étudiante en sciences de l’éducation au Québec, une même campagne de haine peut s’emballer brusquement et modifier le cours d’une existence. L’âge, la situation professionnelle, la notoriété, ne protègent aucunement des comportements sexistes et répugnants, qui se déclenchent toujours au moment où une femme accède à un poste important, un mandat prestigieux, une reconnaissance médiatisée. La visibilité de celles qui ont « réussi » ou qui expriment leurs avis bien tranchés sur le féminisme, est insupportable pour les dominants en place ; les femmes doivent rester dans l’ombre, sans faire de bruit, si possible à la maison, loin de la lumière et des honneurs.

La rhétorique de la haine, véhiculée sur les réseaux sociaux, ne connaît pas d’entraves ; intimidations, dénigrements, menaces de viol, appel au meurtre, rien ne semble vouloir arrêter la spirale délirante. Le législateur est à la traîne, relativisant la portée des violences, sans comprendre le travail de sape qu’il engendre sur la confiance et l’estime de soi, et sur le risque de passage à l’acte. L’impunité des agresseurs sert le business modèle des grandes entreprises du net (YouTube, X, Facebook…) qui vivent de ce contenu déversé sans relâche. Il est édifiant d’écouter Donna Zuckerberg, la sœur de…, démonter le modus operandi des géants du net et leur refus de lutter contre le déferlement de fiel, venant entraver la sacro-sainte liberté d’expression. Aucune modération dans ce flot incessant d’images et de mots, où les internautes sont encouragés à s’exprimer dans l’outrance, générant des vues, donc des revenus.

Les deux réalisatrices dissèquent ainsi le processus du cyberharcèlement avec des témoins aussi dignes que sobres ; nulle colère, récrimination ou amertume, les victimes témoignent avec recul, précision et analyse distanciée du calvaire qui fut le leur, quand la meute s’est déchaînée. Que leur persécuteur principal soit d’abord un étudiant, un redneck bas du front ou un futur ministre de l’Intérieur italien, ces femmes ont fait montre d’une vaillance et d’une force d’âme en acier trempé. Face caméra, elles n’éludent rien de la teneur des injures, des menaces, de cette mise à mort orchestrée dans une volonté réelle de détruire. De cette première tentation aussi de faire abstraction des comportements de bêtes fauves, avant d’en mesurer l’impact mortifère et d’affronter les bourreaux ; dépôts de plaintes, médiatisation de ces humiliations, procès… une bataille pas toujours gagnée devant l’apathie de certains tribunaux. Or, la misogynie s’exprime de plus en plus tôt, comme le racontent les jeunes élèves d’une école primaire de Montréal, déjà confrontées aux insultes crues et sexistes.

Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist ont adopté une mise en scène assez radicale, qui dramatise encore ce qui n’avait pas besoin de l’être ; les codes cinématographiques du « thriller », les reconstitutions angoissantes, le bruit continu des notifications qui s’affichent sur un téléphone portable, la bande-son sinistre, laissent à penser que les faits incriminés ont besoin de cette emphase pour être entendus. Alors qu’il suffit d’écouter le seul homme du film, un papa à jamais brisé par le suicide de sa fille unique, retrouvée pendue dans sa chambre après des mois de harcèlement, pour mesurer l’obscénité et la morgue de ces criminels intouchables, planqués derrière leur écran. Un corps dense et immobile, une voix étonnamment douce où passe un frémissement incontrôlé, des mots choisis exempts d’acrimonie mais chargés d’une émotion perceptible, emmène alors le documentaire au-delà des artifices faciles dans un moment unique de vérité.

La surenchère d’effets, d’insultes et de menaces non expurgées, finit par être lassante car elle cherche à faire réagir sur commande le spectateur, pourtant déjà acquis à la cause des femmes. Or, les misogynes de tout poil, les imbéciles et les frustrés ne se presseront pas pour voir le film.. La volonté de « choquer » ou de réveiller les consciences avec un uppercut, d’exposer les conséquences de ce harcèlement dans le quotidien des victimes, tombe ainsi à côté. Et c’est un peu dommage pour un documentaire très bien construit au casting implacable, qui sait faire parler les victimes et accueillir leurs paroles avec une évidente délicatesse, et qui pointe l’inertie d’un système judiciaire, qui minore encore et toujours les crimes faits aux femmes

 

 

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