Derrière les roseaux – Dissolution

 

Derrière les roseaux (Πίσω από τις θημωνιές – 2022)

Premier long métrage d’Asimina Proedrou

Le film a reçu 6 prix au Hellenic Film Academy, dont celui de la meilleure scénariste et de la meilleure réalisatrice. Il représentera la Grèce aux Oscars 2024

 

Au Nord de Thessalonique, le lac Doïran se partage entre Grèce et la Macédoine du Nord, petit État issu du découpage de l’ex Yougoslavie. Nous sommes en décembre 2015 et Athènes n’a pas sorti la tête de l’eau, toujours embourbée dans la ruine et la désolation ; la crise de la dette s’éternise, et le choix démocratique de l’été, pourtant sans appel, a été balayé par Bruxelles. L’Europe a dans le même temps fermé ses frontières, piégeant les réfugiés syriens dans ce pays exsangue qu’elle a volontairement étranglé. La double peine pour des Grecs sur la paille, qui usent parfois de la débrouille un peu limite pour s’en sortir et nourrir leur famille. Comme si cela ne suffisait pas, le prix des céréales s’est effondré, lessivant le monde rural. Dans ce contexte plombé et sans issue immédiate, Asimina Proedrou filme un petit village posé au bord du lac, communauté repliée sur elle-même qui ne tient que par le silence, la corruption et la peur.

Grugé par la coopérative aux mains des escrocs du coin, Stergios, agriculteur quadragénaire désargenté, pêche régulièrement sur le lac Doïran pour arrondir ses fins de mois. Il graisse la patte du douanier macédonien en poste pour vendre ses poissons au plus offrant de l’autre côté de la frontière. Lorsque le fisc se rappelle à son bon souvenir pour de fausses factures et des aides indûment touchées, la nasse se resserre sur un homme aux abois ; pour rembourser sa dette, il accepte de jouer les passeurs, transportant dans sa barque des Syriens prêts à risquer leur vie pour rejoindre l’Allemagne, en passant par la Macédoine voisine. Une nuit, la frêle embarcation chavire, noyant une mère et son petit garçon. La nouvelle de ce drame se répand sans qu’aucune enquête sérieuse ne soit diligentée. Mais Stergios va devoir vivre avec le poids de la culpabilité et les répercussions sur sa vie de famille.

Asimina Proedrou fait le choix de filmer les événements à trois reprises successives, au travers du regard de Stergios, de son épouse Maria et de leur fille Anastasia. Tous les trois vivent les mêmes journées à leur manière, chacun comblant les manques de la narration des deux autres protagonistes. La réalisatrice accompagne d’abord le père, dans le noir absolu de l’anxiété et du cas de conscience, puis la mère, qui quitte progressivement sa passivité pour se révéler solide dans l’adversité, et enfin la jeune Anastasia, lumineuse et encore solidement attachée à ses rêves. Les personnages sont des gens simples, ordinaires, qui se débrouillent avec les impératifs du quotidien. Asimina Proedrou ne juge jamais leurs défauts, leurs illusions, leurs petits arrangements avec la légalité ; elle constate l’extrême difficulté pour ces familles modestes de subsister dans un pays qui ne permet plus de vivre dignement de son travail. Protéger sa famille et éviter la prison n’a pas de prix quand la terre ne nourrit plus, et que d’autres se gavent au grand jour, sans scrupules et sans risques. Stergios n’est pas un mauvais bougre, mais un homme épuisé, grugé et piégé, qui certes aboie trop sur sa femme et sa fille, en définitif honteux de ne pas savoir/pouvoir prendre soin d’elles.

Les quelques jours d’hiver qui concentrent l’enchaînement des mauvaises nouvelles et des décisions funestes, servent d’accélérateur au cheminement existentiel des trois personnages. Le père, pour sauver sa peau et la sécurité de sa famille, accepte de se compromettre mais finit par assumer la réalité de sa responsabilité. La mère, soumise de longue date à l’autorité de son mari et aux dictats d’un pope rigide, récupère son libre arbitre en venant au secours des réfugiés et se révèle le pilier essentiel du foyer vacillant. Enfin, Anastasia, refusant les apparences d’une fausse sécurité, s’émancipe de la cellule familiale illusoire pour donner un sens nouveau à sa jeune existence. La petite fraude devient engrenage mortifère, emportant un équilibre précaire et toute une communauté, devenue complice silencieuse.

Pour incarner à l’écran cette énergie de transformation radicale, Asimina Proedrou suit les protagonistes au plus près, en caméra portée. Comme une ombre perpétuelle, elle accompagne leurs déplacements et filme sur le vif le séisme qui secoue Stergios et les siens. Qu’importe les flous, les flottements, les cadrages hasardeux et tremblés, la cinéaste se suspend aux respirations, aux émotions, scrutant sur les visages, la peau, les mains, le craquage du vernis. Dans ce parcours chaotique, il reste de la vie, des interrogations, un frisson de vérité et d’humanité, que le spectateur partage, collé aux basques des habitants. La réalisatrice nous fait témoins privilégiés d’un écroulement qui passe par le mouvement, le saccadé, les cris, les pleurs, la danse et le chant, par le corps surtout exprime spontanément le désespoir, la terreur, la peine et le dégoût.

« Celui qui va en enfer n’en revient jamais », chantent les habitants trois mois plus tard, lors d’une fête de village. Le temps a passé, le printemps est là, mais les plaies sont mal cicatrisées. Les vrais coupables du naufrage des réfugiés, jamais inquiétés, s’enivrent bruyamment, dans une fraternité obscène de la forfaiture. Le lac Doïran immobile, magnifique de calme, de beauté, est le seul témoin qui se souvient de la catastrophe, ramenant sur sa rive bordée de roseaux, ce qu’il reste des corps des noyés. Pour Stergios, Maria et Anastasia, leur vie d’avant a elle aussi sombré.

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