Le Vieil homme et l’étrangère – Amours défuntes

 

Le Vieil homme et l’étrangère (Εννέα ιστορίες και ένα λιμπρέτο – 2011)

Recueil de textes de Nìkos Kokàntzis

Traduction Hélène Zervas

Éditions de l’Aube, octobre 2023

 

On pensait Nìkos Kokàntzis l’homme d’un seul livre, un court récit autobiographique d’une centaine de pages, paru en 1975 : l’histoire vraie d’un amour fou entre l’auteur encore adolescent et une jeune fille juive, Gioconda, déportée en 1943 et jamais revenue des camps. L’auteur ne se remit jamais de cette tragédie qui le laissera meurtri à vie. Il lui faudra attendre l’âge mûr (Nìkos Kokàntzis est né en 1930) pour coucher sur le papier cette histoire personnelle qui s’inscrit dans la Grande : la tragédie des juifs de Thessalonique, décimés en presque totalité.

Si fugace que fût cette passion lumineuse et partagée, elle resta indélébile et incurable, tout au long d’une vie accrochée à ce souvenir douloureux. Á l’unisson de la ville tant aimée, tout aussi mortifiée, devenue l’ombre d’elle-même, puisque les vestiges de la « Jérusalem des Balkans » ont été soigneusement effacés par les Grecs orthodoxes : la quasi-totalité des juifs de Thessalonique sont morts à Auschwitz, les biens des rares survivants ont été spoliés, et l’amoureuse adorée a péri avec les espoirs de bonheur.

Nìkos Kokàntzis devient alors psychiatre, s’installe à Londres et rédige une poignée de textes courts et de poèmes, comme autant d’exutoires à la peine qui s’éternise. Mais les années ont passé, et l’adulte possède désormais les clefs pour transcender la blessure originelle par l’écrit. Les nouvelles du recueil s’étalent sur une vingtaine d’années, sans ancrage marqué avec la terre natale de l’auteur ni cohérence évidente ou thématique immédiatement identifiable. C’est à la seconde lecture qu’on perçoit un fil directeur ténu, un goût marqué pour le décalage léger, le glissement progressif et indolore de la vraisemblance vers l’illusion. L’un de ses personnages est d’ailleurs incapable de différencier dans un désert qu’il traverse les obstacles réels des mirages, considérant les cailloux, les arbres et les écueils comme des illusions d’optique dont il préfère faire fi jusqu’à s’y fracasser. Puisque tout est hasardeux, fluctuant et fugitif, autant lâcher prise, avancer sans repères, sans but précis, comme l’aiguille d’une boussole qui aurait perdu le Nord. S’en remettre, pour tenir la barre, à Dieu, doté d’un solide sens de l’humour et faiseur de miracles à ses heures, quand il ne se gausse pas de ses créatures vaguement ridicules.

Mais « Comment être d’humeur à plaisanter ? » questionne un personnage lors d’un enterrement. Nìkos Kokàntzis, en creux d’une écriture assez distanciée, se plaît à manier avec subtilité l’ironie, l’élégance des désespérés. Le réalisme premier des situations cède souvent le pas à une dérision gracile, un sarcasme léger, comme si l’écrivain grec, devenu pince-sans-rire sous le brouillard londonien, avait trouvé un antidote à son chagrin tenace. Sourire de tout, pour éviter de se noyer ; et se moquer gentiment aussi de son métier un peu singulier, arrimé aux « comportements insolites et aux côtés étranges de la nature humaine ». Les travers des psychiatres, leur suffisance ou leur fragilité bien dissimulée, sont pointés avec goguenardise, comme si Kokàntzis n’était pas dupe de sa fonction officielle, incapable de soigner son propre trauma.

Les héros des histoires n’ont d’ailleurs pas de nom, et sont parfois médecins, vieillards philosophes, anglais mélancoliques, simples promeneurs, rêveurs insatisfaits mais souvent amoureux. Les femmes restent insaisissables, hors d’atteinte, énigmatiques et source de douleurs. Et si le bonheur semble à portée de main, le doute reste tenace sur la pérennité des sentiments : « collé à elle, leurs doigts si étroitement enlacés qu’il les sentait se liquéfier, il avait prié et remercié Dieu. Et il s’était surpris à souhaiter, par superstition, qu’il ne leur arrive rien de mal, qu’ils ne soient pas appelés à payer pour tout ce bonheur ». L’amour a toujours deux versants pour Nìkos Kokàntzis, à la fois bénédiction et source de malheurs. La rupture vient parfois de l’extérieur, d’une manière abrupte et incompréhensible, parfois de l’intérieur, quand un des deux amants se satisfait d’échanges superficiels d’adolescents, et s’accroche à des sentiments qui ont pour l’autre disparu.

Dans la plus puissante des nouvelles, La Maison qui pleure, un psychiatre vit l’impossibilité de faire le deuil d’une relation pourtant parfaite et partagée, de son point de vue. La fiction se déchire peu à peu pour accueillir la peine évidente de l’auteur, qui retranscrit, encore et toujours, l’épreuve fondatrice ; « c’était inhumain, du noir partout… ce n’est pas possible, ça ne peut pas… des morceaux entiers de sa chair partaient en lambeaux, ses sentiments imprégnés de sang noir… de telles choses ne pouvaient pas arriver d’un coup comme cela… ». Le discours direct vient soudainement percuter la narration, et c’est sans doute Kokàntzis lui-même qui dépose alors sa souffrance : « je ne veux pas surmonter, pourquoi le ferais-je ? Sans elle, rien n’a de sens, je ne suis plus qu’une coquille vide, je ne veux rien faire, je me fiche de tout… ». Á moins d’écrire Gioconda, de la poésie et des nouvelles, pour meubler l’infinie solitude, vivre pleinement le chagrin, et attendre des mots le miracle de faire revivre la jeune fille tant aimée pour l’éternité.

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