Je n’ai jamais pu me résoudre à aborder une nouvelle île sans une plongée préalable dans ses eaux caractéristiques, à travers les différents guides : je raffole de ces premiers rendez-vous où l’on contemple sa plastique, où l’on estime son capital séduction, ses atours, son charme, son individualité. Chios porte haut l’étendard de son passé médiéval sauvegardé dans la mémoire des pierres, avec quelques villages emblématiques, que l’on perçoit à première vue comme cohérents et harmonieux. L’expérience terrain a vite démontré l’inanité de cette première impression, faussée par quelques clichés attrayants, bien cadrés mais illusoires.

Impossible lorsque l’on passe un peu de temps à Chios de faire l’impasse sur les Mastichochoria, villages du Sud fortifiés, temples de la précieuse gomme du lentisque, le mastic. À Pyrghi, Mesta, Olymbi, Vessa, Kalamoti, Armolia…, on récolte toujours en été les « larmes » de ces arbustes gris et rabougris, cousins des pistachiers, qui sécrètent cette résine si prisée. C’est en descendant vers la jolie crique de Vroulidia, entourée de ses hautes falaises blanches, que l’on circule dans la région la plus densément plantée de lentisques, auxquels les habitants doivent leur prospérité et leur relative tranquillité, quels que furent leurs occupants successifs.

Si nous sommes tombés sous le charme de Pyrghi, le « village peint », nous sommes beaucoup plus dubitatifs devant Mesta, pourtant classé monument historique. Pyrghi est fameux pour les motifs géométriques qui habillent les façades de ses vieilles demeures de pierre, les « xysta », (de ξυνω = gratter, le principe étant de gratter une couche de chaux claire à prise lente, selon des motifs précis, posée sur un premier enduit sombre) : s’il ne reste plus grand’chose de ses fortifications et de sa tour, qui lui a donné son nom (πυργος), se perdre dans les ruelles le nez en l’air, pour admirer les balcons, les arcades et les murs ornementés, est un pur bonheur. Rien de factice ici, Pyrghi sonne juste, avec ce qu’il faut d’usure du temps, de laisser-aller et de modernisation pour le confort de ses habitants.

  

Le contraste avec Mesta, ville-musée, jure désagréablement lorsque l’on passe de l’une à l’autre : Mesta ne paraît pas avoir subi les dommages, la corrosion, l’abrasion des siècles qui passent, mais garde indemnes son mur d’enceinte, ses tours trapues, ses maisons étroites aux si petites ouvertures, serrées les unes contre les autres, son unique place centrale dégagée vers laquelle convergent les venelles, ses passerelles, ses passages voûtés, tout l’attirail d’une architecture « sur le qui-vive », conçue pour résister aux assaillants et pour se déplacer furtivement sur les terrasses et les toits de pierre. Ce labyrinthe a été bien maladroitement retapé, restauré, nettoyé et ça hurle l’artifice. Mesta n’est plus qu’une vitrine bien léchée, très touristique, fabriquée pour faire jolie et attirer le chaland. L’envie de clouer au pilori le responsable de ce gâchis nous prend soudain, avant de fuir à toutes jambes pour des lieux moins dénaturés, tel Anavatos.

 

 Anavatos, la grande rencontre, pour moi, de ce premier contact avec Chios ! Ce village byzantin tient son nom d’ανεβαινω = monter, car il est planté tout en haut d’un éperon rocheux, dans un paysage sauvage. On découvre lentement cette citadelle en grimpant une pente raide, cernée de falaises, dans un silence impressionnant. Il faut dire qu’il n’y a plus âme-qui-vive en ce lieu désolé, depuis un jour funeste de 1822, où les habitants se jetèrent du haut de leur kastro, lorsque les Turcs envahirent les lieux. La cité est abandonnée, les maisons tombent en ruine, les murailles se sont effondrées, les fresques de l’église ont été lavées par les pluies. Il n’y a plus rien à voir, et on se demande pourquoi on reste englué à ces vestiges. On arpente les chemins, l’unique rue encore pavée entre les murs écroulés, on va, on vire, on vient, on se pose sur les décombres du kastro en repensant à la force d’âme de ces villageois, on boit des yeux le panorama qui s’étend et on ressent un petit pincement au palpitant devant la tragédie humaine qui s’est déroulée là. Il y a bien une vague tentative de restauration, limitée par le manque de crédits et on s’en félicite sotto voce, tant il nous semble aberrant de toucher à ce site de mémoire. Ces ruines nous donnent la possibilité d’imaginer, de reconstruire mentalement tout un univers, de faire revivre à notre manière le quotidien des habitants et de redonner vie à un monde perdu, sans le trahir. Car inventer, c’est se souvenir * : « Il faut à l’édifice un passé dont on rêve », disait Hugo…

*Giovanni Battista Piranèse, 1720-1778