Terre de pillages, de conquêtes et d’occupations successives, mais aussi de désobéissance et d’insurrection face à toutes les tyrannies, la Crète porte les signes de ses frondes opiniâtres dans son architecture, civile comme religieuse : loin des monastères romanesques (Μονή Μουνδων), mythiques (Νέα Μονή) ou prodigieux (Παναγια Χοζοβιωτισσα), l’île engendre des citadelles, des fortins bien épais, lestés d’héros légendaires, de combats mémorables et de tragédies marquées au fer. Pousser les portes d’un monastère crétois ne porte pas au recueillement mais à la leçon d’histoire.

Πονη Οδηγητριας, à quelques kilomètres de Matala, est un monastère de la fin du XIVe siècle, rénové au XVIe sous sa forme actuelle. Si l’agencement des cellules basses des moines lui confère des allures douces d’hacienda mexicaine, le lieu est fameux pour ses fortifications, refuge des résistants crétois à l’oppression turque, comme il le sera plus tard durant l’occupation allemande. Base arrière de toutes les rebellions, le monastère fournit abri, subsides, soutien et réconfort, autant spirituel que matériel. Le monastère entretient toujours la mémoire de Ioannis Markakis, plus connu sous le nom de Xopateras, pope valeureux, protecteur zélé des chrétiens brutalisés par les Turcs. Ayant tué un janissaire, il est chassé des rangs de l’Église et, avec un groupe de maquisards, fuit la vengeance des oppresseurs. Informé de l’assaut programmé contre le monastère d’Odiyitria pour fraternisation avec les rebelles, Xopateras et ses hommes combattront durant trois jours et trois nuits dans la tour du monastère aux côtés des moines, avant de se faire massacrer par les Turcs en surnombre : ces derniers le décapiteront et ficheront sa tête au bout d’une pique, portée en triomphe dans les campagnes environnantes…

Dévasté, le monastère sera restauré en 1841 : il reste aujourd’hui une infime partie du mur d’enceinte, l’église à deux nefs peinte de fresques du XVe siècle, très abimées, de belles icones, ainsi que la fameuse tour, qui conserve, malgré de nombreux rapiéçages, ses caractéristiques premières. Á l’opposé de la porte d’entrée, une partie du monastère est devenue musée ; de vieux instruments, pressoirs, moulins, métiers à tisser méritent quelques minutes.

Plus à l’Est, proche de Sitia, Πονη Τοπλου (appelé aussi Notre-Dame de l’Akrotiri – Παναγία η Ακρωτηριανή) est réputé pour être un vieux briscard de la lutte pour l’indépendance de la Crète, et l’un des mieux conservés : il faut dire qu’il saisit avec ses allures de forteresse austère et froide, son haut mur d’enceinte, sa façade altière qui se lève d’un seul bloc compact sur le bleu outremer du ciel.

S’il n’existe aucune archive datant précisément la construction du monastère, on peut imaginer que Toplou a émergé de ces innombrables petites communautés religieuses développées à la fin du XIVe siècle, autour d’un simple Katholiko, accueillant les rebelles crétois pourchassés par l’occupant vénitien. Une première source fiable vénitienne du XVe siècle relate des attaques pirates en 1471 et 1498 contre un monastère côtier de la Vierge, déjà suffisamment riche pour intéresser des pillards. Deux familles de Sitia (hé oui, toujours les Kornaros et les de Mezzo) vont décider au XVIe siècle de doter le monastère de solides défenses, capables de protéger moines et biens de la puissance maritime turque, qui vient de faire tomber Rhodes et Chypre. C’est à cette époque que le monastère est désigné comme Ακρωτηριανή, (d’ακρωτήρι, la pointe, le cap), vu sa situation aux confins de la côte orientale de l’île. En 1612, un fort séisme secoue le monastère : le Sénat vénitien finance les rénovations et modifie la structure des lieux, telle qu’elle apparaît encore de nos jours, pour consacrer Notre-Dame de l’Akrotiri dans son rôle d’avant-poste de défense de la côte Est. C’est alors l’âge d’or du monastère avec un afflux constant de moines, de dons, extension des dépendances et rachats de terres fertiles. Les Vénitiens vont commettre l’erreur de faire appel aux Chevaliers de Malte pour contrecarrer les velléités d’expansion des Turcs… Les Chevaliers, débarquant à Sitia, préféreront s’adonner au sac des monastères et au brigandage des richesses de la Crète, plutôt que de renforcer les protections de l’île et s’enfuiront comme des lâches devant les navires turcs. Notre-Dame de l’Akrotiri prend alors le surnom de Toplou (du turc top, obus ou canon), eu égard à la pièce d’artillerie que les Vénitiens lui avaient concédée, pour assurer sa mission de bastion défensif. Ce nouvel occupant mènera la vie dure aux congrégations religieuses, écrasées sous de lourds impôts et le vol de ce qui leur restait d’objets précieux. Le monastère résistera avec bravoure, jusqu’à la délivrance du joug turc, cachant des rebelles, des munitions, malgré de sanglantes représailles, des moines torturés et des terres saisies. Durant la Seconde Guerre Mondiale, le monastère perpétuera cette tradition de lutte contre toutes les tyrannies en protégeant, au péril de la vie des moines, les résistants crétois. Aussi, pénétrer dans la cour du Πονη Τοπλου se fait avec déférence : on est étonné de l’exigüité d’un lieu entré dans la grande histoire, de son très petit patio central, sa modeste chapelle, ses portes étroites et basses, ses ouvertures étriquées, ses modestes arcades : seule s’élève cette façade démesurée, qui a du en imposer à bien des malandrins, comme un rempart écrasant à l’oppression.

PS : ne pas manquer l’icône du XVIIIe siècle de Ioannis Kornaros, représentation picturale en 61 scénettes de la prière de la Grande Bénédiction (Megas ei Kyrie – Tu es Grand, Seigneur)