Pas la peine d’argumenter contre cette mise en scène un peu déroutante, de souligner certaines faiblesses vocales de Mireille Delunsch, d’insister sur la noirceur de cette production, cette Traviata là reste pour moi dans les annales. Huit ans après, elle raisonne encore comme un spectacle singulier, un ovni musical à l’émotion jamais retrouvée.

Le metteur en scène a choisi une interprétation extrêmement simple mais audacieuse, Violetta va mourir dès le lever du rideau et voit défiler sa vie, mêlant le passé et le présent, comme les motifs de la musique qui s’entrelacent et qui reviennent dans des actes différents. Des images sont projetées durant la représentation, sur un rideau transparent où coulent des gouttes de pluie, des lumières, des clignotants. Le plateau restera quasiment vide et toujours sombre, comme la vie que Violetta sent lui échapper. Il est demandé au spectateur de percevoir le monde avec les yeux de Violetta et de l’accompagner sur cette dernière route et de partager sa douleur. Nous sommes donc très loin des productions classiques, où la Traviata évolue vers la mort. Ici, tout est plié dès la première note. Le metteur en scène dilate le temps de ces dernières secondes de lucidité et nous partageons alors son cauchemar.

C’est pourquoi la direction des chanteurs est exempte de gestes inutiles : d’une grande sobriété, elle sert juste à accompagner la musique et les voix, l’essentiel. Resserré autour des souvenirs de la dévoyée, la mise en scène épurée concentre l’attention sur la douleur d’une femme miraculeusement portée par Mireille Delunsch. Splendide et déchirante dans sa robe blanche (seule touche de couleur dans cet univers cafardeux), elle donne à cette Traviata une totale incarnation scénique. Elle EST Violetta, sa présence est une évidence. Aucun pathos ne vient alourdir sa théâtralisation du personnage. Tout se joue sur la nuance, le délicat, l’indicible presque. L’artifice n’a plus sa place quand on va mourir, la sincérité, la vérité sont les seules admissibles. Elle ne force jamais sa voix, mais exhale une ligne claire fragile et douloureuse absolument bouleversante. On connait l’approche très théâtrale de Mireille Delunsch, son travail des personnages, son écoute du metteur en scène. Le choix de ce dernier s’est porté sur une interprétation presque morbide du livret, ce qui explique le rejet des certains spectateurs qui ont hurlé à la trahison de Verdi. Je pense juste que cette relecture empreinte d’une infinie tristesse permet à la musique du compositeur de raisonner avec la  profondeur d’un diamant très noir.