« Garde toujours Ithaque présente à ton esprit.

Y parvenir est ta destination finale.

Mais ne te hâte surtout pas dans ton voyage.

Mieux vaut le prolonger pendant des années ;

et n’aborder dans l’île que dans ta vieillesse,

riche de ce que tu auras gagné en chemin,

sans attendre d’Ithaque aucun autre bienfait.

 

Ithaque t’a offert ce beau voyage.

Sans elle, tu n’aurais pas pris la route.

Elle n’a rien de plus à t’apporter. »

 

Κωνσταντίνος Καβάφης

Extrait Ιθάκη, 1911

 

Pour nombre de voyageurs, l’évocation de cette toute petite île ionienne, séparée de Céphalonie de quelques brasses, fait naître des images épiques, des envies d’errance, des aventures fabuleuses, des héros nobles et intrépides, une épopée légendaire. On aborde Ithaque lesté du mythe, en retenant son souffle, avec un mélange de respect et d’exaltation. La traversée entre Sami et le modeste port de Pisaetos ne prend que 20 minutes, bien courtes pour changer d’époque et d’ambiance. Ithaque, c’est une rencontre forte, une tombée en amour, aussi brutale et définitive qu’a été pour moi la plus belle des Cyclades, Amorgos (d’ailleurs, les deux îles, bien qu’ancrées dans des archipels contrastés, ont bien des points communs).

Les querelles d’archéologues, les empoignades des exégètes homériques, les chicanes entre habitants des ioniennes, les fouilles sans résultat ou si peu, entretiennent le flou sur le lieu exact de l’île d’Ulysse. Chacun se forge sa mythologie selon sa lecture de l’Odyssée. En ce qui me concerne, que ce tout premier routard ait construit son palais ici ou là-bas m’indiffère. Les quelques lieux qui corroboreraient la présence du vagabond de la Méditerranée sur Ithaque, sont bien chiches et déprimeraient par leur discrétion n’importe quel prof de grec. Quelques pièces de monnaie, une unique pierre gravée portent son nom, un lieu désigné en haut d’une colline cerclée de murailles de pierre, habitée des Mycéniens aux Romains, aurait été l’emplacement de choix pour la demeure d’un roi. Mais rien de probant.

Ithaque, c’est avant tout une terre, deux émeraudes posées sur un saphir, reliées par un isthme de quelques mètres, un havre épargné du développement touristique (pas de plages de sable, quelques criques de galets et de cailloux, les plus belles accessibles uniquement par bateau… que tout l’Olympe en soit remercié !), cinq villages au Nord, une route qui fait le tour de l’île, un chef-lieu au Sud, des monastères, des fresques byzantines, pas de constructions anarchiques, des falaises abruptes (le paradis des chèvres), des zones boisées et de douces collines où le travail de dame Nature reste intact. Je ne sais pas à quoi ressemblait la Grèce il y a 50 ans mais nul doute qu’Ithaque offre encore une sincérité incontestable. Les habitants n’ont pas vendu leur âme au tourisme de masse, à l’argent facile, à une croissance artificielle qui n’entretient que les faux semblants. Les villages restent isolés et silencieux (bémol pour Kioni, j’y reviendrai), les hôtels et les restaurants ne poussent pas comme des mauvaises herbes, l’homme reste discret et humble face à son environnement. Et les quelques touristes qui posent leurs sandales à Ithaque, comme les voileux qui viennent mettre leurs bateaux sous la protection des baies bien abritées, respectent ce caractère unique de l’île.

Ithaque, c’est un rythme particulier, une atmosphère sereine et paisible, une lenteur communicative, une mise entre parenthèse, une rêverie en solitaire tout éveillé dans un calme permanent, un écrin sauvage, peint de vert et de bleu.