Avant l’Ô rage…

 

Collection François Pinault

Bourse de Commerce, 2, rue de Viarmes 75001 Paris

Jusqu’au 11 septembre 2023

 

 

Avec un titre aussi limpide répondant à la certitude du dérèglement climatique, la Collection Pinault annonçait la couleur. On pouvait craindre alors la concentration d’œuvres sombres, témoins d’irréparables dommages planétaires menant au chaos annoncé. Si le constat est évidemment inquiétant, il n’est en aucun cas désespéré. Mieux encore, devant l’intelligence et la beauté inouïe des pièces exposées, on ne peut ressortir de la Bourse de Commerce sans une lueur d’espoir, galvanisé par la capacité des artistes à transcender la réalité anxiogène. L’exposition flamboie, énergise, rappelle les capacités sans limites de l’homme à témoigner de sa réalité et à s’engager pour sa préservation, d’une manière universelle et fédératrice.

Ce n’est donc pas un hasard si l’exposition s’ouvre sur une immense toile datée de 1971 (!), claquant de rose et d’orange incandescents, tel un planisphère géant où le continent américain est seul perceptible. Et pour cause : le reste du monde s’est délité, le Sud s’est consumé sous un brun cendreux, tandis qu’apparaît, pour combien de temps encore (?) le principal responsable de cet incendie mondial. Si la mise en garde date d’un demi-siècle, la maison brûle toujours davantage, tandis qu’aujourd’hui une vingtaine d’artistes (peintres, photographes, plasticiens, vidéastes) rendent compte d’un état des lieux actualisé. Cet instantané de l’avant est autant un compte à rebours de l’horloge apocalyptique (à nous d’être ponctuels !) que le constat antalgique d’une perpétuelle évolution de notre milieu, qui survivra à l’être humain destructeur.

Lucas Arruda, peintre brésilien né en 1983, accroche ainsi des toiles sans repères, des paysages intacts, désancrés, déserts de la main de l’homme. On ignore d’ailleurs si ces lieux existent vraiment, s’ils sont un mélange de souvenirs, de visions et d’hommages à d’autres peintres (Van Gogh et Turner sont présents dans certains coups de pinceaux). Des ciels, des forêts, des mers, l’horizon, le silence, la contemplation, la douceur. Une humeur, une émotion, le gris d’un matin cafardeux, le jaune solaire de la joie, le retour à soi. Un moment suspendu, l’instant premier, une respiration projetée. Ou le monde ancien, ou bien celui d’après.

C’est aussi cette équivoque que l’on retrouve chez Thu-Van Tran, plasticienne d’origine vietnamienne, née en 1979, lorsqu’elle tache ses toiles grises d’orange, pourpre, rose, vert, bleu et blanc, fixant ainsi les mortifères herbicides arc-en-ciel dispersés par les États-Unis en Asie du Sud-Est dans les années ‘60. La destruction volontaire de l’écosystème et des humains pour des décennies ne s’affiche pas forcément dans le ressentiment brutal et accusateur. L’artiste livre des œuvres étonnamment douces, comme voilées de brume, constat mélancolique d’une dévastation dans la durée, à peine pâlie après un demi-siècle. La prédominance de l’agent orange, qui dégouline le plus nettement, fait office de phare lumineux, indélébile rappel des épandages toxiques d’une multinationale hors d’atteinte et toujours aussi puissante.

Cette notion de temporalité étirée qui ne segmente pas les époques, mais qui réunit l’humanité au travers des siècles, est synthétisée par les dix toiles de Cy Twombly, dans son Coronation of Sesostris. Le peintre mélange le mythe de Râ, le pharaon Sésostris, la poésie antique et contemporaine, la naissance du monde, le voyage, la disparition des dieux et la répétition d’un cycle éternel. Avec sobriété, joie enfantine et lucidité d’adulte, le peintre américain (mort en 2011 à l’âge de 83 ans) joue avec les symboles, les allusions, dans une économie de moyens qui confine au dépouillement. Un soleil crânement griffonné comme le ferait un petit enfant au crayon rouge, devient roue tachée de jaune soleil, puis barque volante aux rames dressées et fleuries de couleurs vives. Pause devant un poème écarlate, d’une écriture allusive et irrégulière, cerné de taches sanguines ruisselantes qu’on pourrait prendre d’abord pour des coquelicots. Mais les dieux ont quitté le navire et déclaré forfait, dit le poème. La barge de Sésostris a beau se démultiplier, resplendir une ultime fois, l’obscurité gagne, les couleurs se dissolvent, les traits redeviennent schématiques, élémentaires, et Sappho de conclure : Eros weaver of myth, Eros sweet and bitter, Eros bringer of pain. Jusqu’à la prochaine révolution solaire.

 

Toutes les œuvres exposées, répondant à cette transformation environnementale déjà perceptible, n’ont pas forcément le même impact saisissant. L’installation de la Rotonde sous la verrière lumineuse, faite de troncs d’arbres tombés dans des forêts françaises et intégrés à des structures en bois de construction, semble un peu primaire. Certes, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Et certaines pièces un peu minimalistes – comme cette veste de costume dans le dos de laquelle surgit un paysage sauvage – mériteraient quelques éclaircissements.

Néanmoins, on sort de l’exposition le sourire aux lèvres si l’on a eu la bonne idée de terminer le parcours par le sous-sol. Affalé sur des coussins moelleux, on plonge avec la caméra de Dinéo Seshee Bopape au cœur de l’univers marin ; l’eau, comme ressource nourricière essentielle menacée et environnement spirituel mystérieux. Élément primitif, écosystème fragile et espace partagé. L’artiste filme les vagues, plonge sous l’eau, accueille les offrandes de fleurs et de fruits, suit la rythmique des mains qui frappent la surface au son d’un chant à capella. La mer, le végétal, l’humain, se répondent dans une harmonie archaïque et naturelle, une connexion collective vitale. Les images au pouvoir hypnotique ouvrent un portail à la fois vers l’intime de chacun et l’universel, un mouvement permanent et une matrice berçante. Un lieu qui purifie, console, apaise, qui tue aussi, décompose, dissout, oublie. De la source où tout a commencé jusqu’au déchaînement annoncé.

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