Toute la beauté et le sang versé – D’Amour et de Mort

 

Toute la beauté et le sang versé (All the Beauty and the Bloodshed)

Documentaire de Laura Poitras – Sortie française en mars 2023

Lion d’Or au festival de Venise 2022

Prix du meilleur documentaire 2022 par la Los Angeles Film Critics Association, la Boston Society of Film Critics, la New York Films Critics Online…

 

Ne surtout pas se fier au titre sublimement poétique d’un film complexe, profond, éminemment plus sombre que son sujet avoué, pourtant déjà bien obscène : l’exploitation cynique de la souffrance humaine par un géant de l’industrie pharmaceutique américaine, qui écoule des opioïdes à la tonne, molécules chimiques addictives et léthifères. Pour faire passer le plan marketing reposant sur des campagnes de publicité aussi agressives que mensongères, la famille Sackler, propriétaire de Purdue Pharma et de son analgésique phare, l’OxyContin, s’est reconstruit une virginité à bon compte : devenir des mécènes incontournables en inondant les musées et universités de millions de dollars, leur nom gravé dans le dur sur les frontons des hauts-lieux de culture.

Mais c’était sans compter l’enquête de Patrick Radden Keefe, journaliste au New Yorker, en 2017, « The Family that built an empire of pain » – où il révèle la fortune du clan Sackler, estimée à 13 milliards de dollars, gorgée du sang d’un demi-million de morts aux États-Unis –, et l’entrée dans la danse de Nan Goldin. Victime dépendante mais miraculeusement rescapée de l’OxyContin, la photographe américaine à la personnalité bien trempée, va mener sans faillir une guerre d’usure contre les philanthropes aux mains sales, entourée d’une poignée d’activistes au sein du collectif P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now). C’est ce parcours de deux années que suit la cinéaste Laura Poitras, oscarisée en 2015 pour son documentaire sur le lanceur d’alerte Edward Snowden, Citizenfour.

Nan Goldin va dénoncer le mariage douteux du capitalisme sauvage et de l’art, au sein même d’institutions qui accueillent son œuvre de photographe. Aucun académisme, aucun formalisme ni limites d’ailleurs, pour celle qui a fait de sa vie le substrat de son art. Mais cet engagement courageux et jusqu’au-boutiste n’est pas né d’hier. Laura Poitras a ainsi choisi d’éclairer ce nouveau combat héroïque avec le parcours chronologique personnel et artistique de la photographe. De Boston à New-York, Nan Goldin, en rupture de ban avec la bien-pensance et la norme établie, s’est employée à témoigner de la vie underground des marginaux, drag-queens, gays, trans, laissés-pour-compte en tous genres, dans des lieux alternatifs. Et ce, avant d’accompagner les années sida et de documenter la trahison politique envers des communautés hautement méprisées. Ses proches sont décimés, les rangs s’éclaircissent, mais Nan Goldin s’est initiée aux méthodes d’Act Up et va s’en souvenir pour réveiller les consciences conservatrices endormies par les Sackler.

Laura Poitras écoute, entend, comprend le travail de l’artiste et l’engagement d’une femme, qui trouve ses racines dans une blessure originelle fondatrice : la sœur aînée de Nan Goldin s’est couchée devant les roues d’un train à l’âge de dix-huit ans, après des allers et retours en psychiatrie. Aucune maladie mentale pourtant, juste des parents déficients, maltraitants, incapables d’accueillir la parole de leur fille dont la seule « folie » est d’être différente. Ce drame originel, et la chape de plomb qui s’abat sur la famille Goldin, vont faire de la cadette une opiniâtre résistante à tous les préjugés, règles morales, injustices, carcans restrictifs. Le pouvoir d’une minorité rigide, riche et puissante, le droit de vie ou de mort sur plus fragile et démuni que soi, sont pour elle insupportables, sentinelle blessée mais toujours sur le qui-vive. Nan Goldin frôle par deux fois le point de non-retour – brutalités de son compagnon et overdose de Fentanyl –, mais joue les Trompe-la-mort. Comme si elle se devait de témoigner de la vérité, quelle qu’elle soit, coûte que coûte, en transcendant l’inconsolable peine par son art. On peut ainsi voir dans le film de Laura Poitras une ode magnifique à la résilience par le combat, la générosité, et ce besoin viscéral de garder, grâce à des images à vif qui fascinent autant qu’elles heurtent, un peu des gens que l’on a aimés et perdus.

Oui, mais… Toute la beauté et le sang versé est aussi teinté d’une nostalgie diffuse, d’un spleen perceptible, d’un constat doux-amer d’échecs à répétition. Le regard dans le rétro a tout d’une litanie continuelle d’épreuves, d’expériences extrêmes et éprouvantes. Les années de jeunesse bohème ne pétillent pas d’insouciance euphorisante : l’alcool et la came inondent les jours de violence, la chair est bien triste, les visages marqués par les excès, instantanés subversifs d’une décennie immortalisée dans des couleurs acides qui font grincer des dents. La faucheuse fait du zèle et on cherche des survivants dans ce qui n’est qu’une vaste nécrologie : la drogue, le sida, la maladie les ont tous emportés.

Laura Poitras joue sur cette contradiction d’une énergie effrénée, mise au service de causes justes et essentielles, avec une issue en demi-teinte. Car si les militants de P.A.I.N obtiennent que la fortune des Sackler ne soit plus blanchie dans les musées, et que le patronyme méprisable disparaisse de la liste des mécènes, le clan reste intouchable et à l’abri de tout procès. Si la caméra immortalise des moments d’une beauté renversante, – comme cette pluie d’ordonnances d’OxyContin tombant des hauteurs de l’escalier dans l’atrium du Guggenheim –, rend bien l’intensité des opérations coup de poing et l’émotion des die-in, elle mesure aussi le coût de cette vie hors-normes. Aux notes tragiques du King Arthur de Purcell ou de la Norma, on devine sur le visage de Nan Goldin la persistance d’infinies douleurs intimes, indélébiles traces des mauvais traitements, des coups, des rejets et des deuils, dont on ne se remet jamais.

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