Distant Voices, Still Lives – Back in the old routine

 

Distant Voices, Still Lives, 1988 – Version restaurée, mars 2023

Film de Terence Davies

Prix de la critique internationale au festival de Cannes 1988

Léopard d’Or au festival de Locarno 1988

Prix de la critique internationale au festival de Toronto 1988

 

Il n’y a que les Anglais pour oser le film improbable, décalé, le mélange des genres qui pourrait paraître incongru s’il n’était porté par la grâce et la candeur. Pour son quatrième long métrage, Terence Davies rend un vibrant hommage à sa famille (au sens large…) en portant un regard tendre sur la vie de la classe ouvrière dans le Liverpool des années 50’, sans pour autant tomber dans les travers appuyés d’un cinéma social écrasant. Le réalisateur va oser des choix audacieux mais pertinents, en faisant de sa fresque familiale revisitée un récit plus musical que narratif, une suite de tableaux couleur sépia traversés de mélodies traditionnelles, de chansons populaires, de cantiques, entonnés en chœur et a capella par tous les habitants de son quartier pauvre.

Distant Voices et Still Lives sont les deux parties d’un même film, tournées à deux ans d’écart, la première retraçant la jeunesse des trois enfants de la famille jusqu’au mariage de la sœur ainée, quand la seconde enregistre la découverte douloureuse des réalités de l’âge adulte et des responsabilités, avec l’arrivée de la nouvelle génération. Pivot de ce diptyque ; la figure omniprésente du père, tyrannique, violent, persécuteur redouté et détesté. Terence Davies a d’ailleurs nourri de ses souvenirs personnels le couple parental (qui porte le nom même du réalisateur), une mère aimante et soumise, un père instable et imprévisible. Lorsque le film s’ouvre sur un petit matin noyé de pluie, jour des noces de la première-née Eileen, le paternel a déjà rendu l’âme. Mais la maison a gardé son empreinte, sa présence sombre, son ombre inquiétante comme un souvenir charbonneux. Sa photo bien en évidence trône dans le salon, comme un indélébile trauma qu’aucun membre de la famille ne pourra jamais effacer.

Le récit ne semble suivre aucune chronologie, ni logique évidente. Les images surgissent sans repère temporel, parfois sans explication, les moments s’opposent, se contrastent, vont et viennent dans une mémoire douloureuse, qui n’a gardé que les creux et les crêtes les plus marquants : le cadeau d’un flacon de parfum coûteux, une virée entre copines au bord de la mer, un travail saisonnier dans un hôtel de luxe… Terence Davies glisse souvent d’un événement à son contraire, d’un mariage à des obsèques, de la chaleur d’une messe de minuit à la colère explosive du père, de la voix douce de la mère à ses sanglots de femme battue, de la peur des bombardements au réconfort d’une chanson partagée dans un abri de fortune. Ces clairs-obscurs tranchants suivent les ressentis émotionnels décousus de Davies, comme un débordement affectif chaotique à peine mis en forme. Le réalisateur fuit visiblement le réalisme rétréci et choisit de laisser érupter le ressouvenir pour apprivoiser ce qui aurait pu/dû le détruire. Le cinéma et la musique recueillent cette souffrance encore vive, jusqu’à lui donner un sens et l’apaiser.

Le film ne porte aucune référence explicite à la ville de Liverpool. Terence Davies pose sa caméra comme un appareil photo, privilégiant les longs plans fixes dans un même décor ; un escalier, une porte, un perron, le mur d’un salon, la banquette d’un pub… les mêmes lieux, les mêmes personnages, les mêmes réunions pour célébrer mariages et baptêmes, mais aussi des comportements inscrits dans le marbre, une société en perpétuel déséquilibre, où la voix des femmes est inaudible. Ce n’est donc pas un hasard si les images semblent plombées de gris et de brun foncé : l’alcoolisme, les violences conjugales, les rêves brisés se transmettent sans possibilité, encore, de s’en détacher.

Les jours de fête, tout le quartier se retrouve autour d’un verre et partage à pleins poumons des refrains connus de toutes les générations. Les visages s’épanouissent, les sourires s’élargissent, les tracas personnels sont balayés au profit d’une émotion partagée. On chante l’amour, l’espoir, la camaraderie, la nostalgie aussi, dans un moment hors du temps. Et l’on entonne parfois dans un solo poignant une rengaine qui raconte ce qui serait impossible de formuler à voix haute ; les regrets, les désillusions, les années d’insouciance à jamais perdues. Les séances de cinéma sont aussi des moments de consolation, de communion, où l’on peut donner libre cours à sa sensibilité sans crainte du jugement, hommage évident de Terence Davies aux films qui ont marqué ses années de jeunesse.

Le réalisateur réussit ainsi le tour de force de faire jaillir ce passé douloureux avec une grande économie de moyens ; Davies n’est pas physiquement présent dans ce portrait familial mais c’est lui qui orchestre cette cérémonie des retrouvailles. Il peut donc tout se permettre. Comme mêler un air folk avec Limelight, une ballade irlandaise et la troisième Symphonie de Vaughan Williams, un standard de jazz avec l’Hymne à la Vierge de Benjamin Britten. Terence Davies choisira d’ailleurs pour The Water is Wide, la version chantée par Peter Pears avec Britten au piano… petit clin d’œil pour initiés !

Pour un moment de grâce…

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