Tommy Orange – Au nom de tous les miens

 

Ici n’est plus ici (There there – 2018)

Roman de Tommy Orange

Traduction Stéphane Roques

Éditions Albin Michel, 2019

 

Que signifie être Indien, au XXIème siècle ? Pas tel que l’imaginaire collectif le représente, coincé dans le casino d’une réserve ou étouffant un Jack Nicholson lobotomisé dans un hôpital psychiatrique. Quelle est la vraie vie de ces Américains modernes, urbains, coincés entre leur culture de Natifs et ses rites séculaires, et celle des blancs prédateurs qui leur ont tout pris ? Les amener en ville devait être la nécessaire étape finale de leur assimilation, l’achèvement de cinq cents ans de campagnes génocidaires. Mais les Indiens ne sont pas dissous dans la multitude de gratte-ciel, le flot de masses anonymes, le vacarme incessant de la circulation : les Indiens urbains se sentent chez eux quand ils marchent à l’ombre d’un building. « Nous sommes plus habitués aux bruits d’une voix express qu’à celle des rivières, au hurlement des trains dans le lointain qu’à celui des loups, nous sommes plus habitués à l’odeur d’essence, de béton coulé de frais et de caoutchouc brûlé qu’à celle du cèdre, de la sauge. ».

Tommy Orange, né d’un père cheyenne en 1982 dans une réserve de l’Oklahoma mais qui a grandi à Oakland, interroge cette identité indienne floue, énigmatique, diluée, insaisissable d’abord pour ceux qui en sont les héritiers. Sont-ils une simple page d’histoire que l’Amérique veut oublier, un folklore peau-rouge pittoresque, une communauté minée par l’alcoolisme, la pauvreté et le suicide ? Dans ce roman polyphonique et multigénérationnel, douze personnages cherchent leur vérité ; d’abord en solo, puis dans un chœur rassemblé lors d’un pow-wow, l’endroit où chacun peut cultiver un lien avec sa lignée, sa tribu, ses traditions, grâce au chant, à la musique et à la danse. Cette galerie de portraits, qui semble partir dans tous les sens durant les cinquante premières pages, est en fait subtilement orchestrée ; certains se sont croisés jadis, ont constitué des familles, d’autres travaillent dans le même Indian Center ou organisent des trafics douteux, quelques-uns fuient leur passé tandis que les plus jeunes veulent recoller les morceaux cachés de leurs origines. Connectés sans forcément le savoir, tous les personnages sont organisateurs, spectateurs, danseurs, speaker ou joueurs de tambour dans ce grand pow-wow, qui les réunit dans la dernière partie du livre. Ce rassemblement qui pourrait paraître anachronique ou périmé, est le point de convergence de douze destins qui vont se briser sur ce qui reste d’immuable, de perpétuel, selon Tommy Orange, dans l’ADN indienne : la violence, les armes à feu, la trahison, comme si rien n’avait changé depuis l’époque du Far West : « Il y aura une logique à cela. Les balles ont parcouru des kilomètres. Des années. Leur son fragmentera l’eau de notre corps, fragmentera le son lui-même, déchirera nos vies. La tragédie de tout cela sera indicible, le fait que nous nous battions depuis des dizaines d’années pour être reconnus comme un peuple au présent, moderne et convenable, vivant, tout cela pour mourir dans l’herbe en habit de plumes. » 

On peut se demander alors si le titre du roman n’est pas en définitive bien plus ironique que prévu : emprunté à Gertrud Stein dans son  Autobiographie d’Alice Toklas, il semble dire que sur une terre ancestrale enfouie, le verre, le béton, le fer et l’acier se sont imposés, faisant table rase du passé : la mémoire du peuple indien est ensevelie et irrécupérable. There is no there there. Il n’y a pas de là, là : ici n’est plus ici. Pourtant, quand l’un des personnages, jeune adolescent, demande à sa grand-mère ce qu’est un Indien, elle lui répond qu’il s’agit d’une identité inaltérable, que l’on ne peut ni définir ni expliquer : « Tout ce que je pourrais te dire sur tes origines ne te rendra ni plus ni moins indien que tu n’es déjà. Ne permets jamais à personne de t’expliquer ce que signifie être indien ; tu es indien, parce que tu es indien, parce que tu es indien. »

« Être indien en Amérique n’a jamais consisté à retrouver notre terre ; Notre terre est partout ou nulle part. » Ici est toujours ici.

 

 

 

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