Sois belle et tais-toi – Le vent se lève

 

 

Sois belle et tais-toi, mars 1981 – Sorti en version restaurée le 15 février 2023

Documentaire de Delphine Seyring

 

 

On peut être l’égérie de Duras, Truffaut, Buñuel ou Resnais, l’élégance chevillée au corps et la voix éthérée, tout en contribuant vaillamment aux combats exigeants de son époque. Les choix artistiques sélectifs de Delphine Seyrig n’ont jamais rencontré de contradiction avec les engagements personnels de la comédienne : actrice, vidéaste, féministe, militante, activiste, elle participe au premier collectif qui témoigne par l’image des revendications des femmes dans les années 70’. Ces Insoumuses, novatrices et intrépides, fondent ensuite en 1982 le « Centre Simone de Beauvoir » pour conserver ces manifestes d’époque portant haut les luttes sociétales, sexuelles et politiques de toute une génération.

En 1975, Delphine Seyrig est au festival de Cannes, – présidé alors par Jeanne Moreau- , avec trois films tournés par des femmes ; India Song de Marguerite Duras, Aloïse de Liliane de Kermadec et Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman. Une anomalie absolue dans le monde alors très masculin du cinéma, dont la comédienne n’est certainement pas dupe. Un an après, elle lance un appel en France et aux États-Unis pour recueillir la parole d’actrices sur leur expérience d’artistes et de femmes dans un milieu où elles sont largement minoritaires. Vingt-trois d’entre elles ont répondu à son invitation et livrent, dans l’intimité feutré d’un tête-à-tête, un ressenti lucide et amer.

La caméra vidéo légère se fait oublier et évite le piège d’une « mise en scène ». Le plan est fixe, cadré serré, dans une sobriété qui ne vient pas parasiter les réactions, la gestuelle, le discours spontané.  Filmées au naturel dans leur environnement privé, sans artifices, sans pression, les actrices américaines, canadiennes et françaises prennent le temps de mesurer les enjeux des questions de Delphine Seyrig (questions par ailleurs inattendues et pertinentes qui en déstabilisent certaines) et d’y répondre librement sans être interrompues ou contredites. Bien davantage qu’un dialogue, la parole individuelle spontanée émerge puis libère tout un enchaînement de réflexions jamais encore verbalisées. Ces entretiens se répondent, se complètent, s’agrègent pour devenir un constat collectif consternant de la condition des femmes dans le milieu du cinéma.

On se frotte les yeux quand Jane Fonda explique, dans un français parfait, que toute fille d’acteur qu’elle soit, elle a dû se plier aux dictats des professionnels de la profession : trop brune, les joues trop rondes, la poitrine trop menue, elle est tenue de modifier son apparence pour devenir un produit du marché, un investissement financier « qui rapporte ». Car les hommes tiennent la barre et n’entendent pas la lâcher. Décisionnaires à tous les étages, de la direction des studios à l’écriture des scénarios, de la réalisation à la critique journalistique, ils relaient indéfiniment leurs fantasmes très personnels, portés par un sexisme revendiqué. De quoi devenir schizo quand l’image glamour préfabriquée s’oppose aux valeurs personnelles de la jeune actrice, qui vire très vite au militantisme politique.

Le physique reste le premier critère sélectif pour des rôles vides, mal écrits et stéréotypés ; l’ingénue, la femme au foyer consolatrice ou névrosée, l’aguicheuse sexy… des clichés dupliqués à l’infini, déconnectés de la réalité, qui démoralisent et dévalorisent les actrices. Comment incarner la vraie vie et porter la voix de leurs semblables dans des rôles forts et inventifs ? Impossible, quand la date limite d’exploitation ne dépasse pas trente-cinq ans et que le cinéma américain hollywoodien est avant tout un divertissement.

Au-delà de la critique de l’industrie cinématographique de l’époque, le documentaire permet aussi de prendre une photographie instantanée des relations hommes/femmes au mitan de la décennie. Lorsque Delphine Seyrig demande si, nées garçons, elles auraient choisi le métier d’acteurs, la réponse des actrices est unanime : bien sûr que non. Chacune a intégré l’idée que les hommes naissent libres ; l’aventure, le risque, l’audace, la confiance restent l’apanage de ceux à qui la société et l’éducation donnent les clefs de la réussite. Impossible pour les filles de s’imaginer réalisatrice ou productrice quand elles ont été dressées pour plaire et séduire, sans trop faire de vagues. Aux hommes, les responsabilités, la création, aux femmes la frivolité, l’obéissance.

Certaines d’entre elles, plus perspicaces, en viennent d’ailleurs à se demander si les hommes aiment vraiment les femmes (en dehors de l’aspect sexuel). Le cinéma américain de l’époque met en avant ses héros et fait la part belle aux tandems de garçons (Paul Newman, Robert Redford, Steve MacQueen et consorts). Le masculin domine tellement le cinéma qu’on trouve évident de voir deux hommes très proches à l’écran partir en virée, défendre leurs idéaux, se serrer les coudes, seuls contre le reste du monde. Si présence féminine il y a, elle n’est qu’un faire-valoir de cette « amitié fraternelle ». A contrario, les actrices remarquent qu’elles ne jouent jamais de scènes complices avec d’autres filles dans un esprit de sororité. Les scénaristes les opposent, les divisent… pour mieux régner. Il faut entendre Jane Fonda, une nouvelle fois, raconter avec un petit sourire narquois les craintes obsessionnelles du réalisateur de Julia, Fred Zinnemann, devant les gestes trop tendres et répétés de l’actrice envers sa partenaire Vanessa Redgrave. L’image de femmes libres, puissantes, autonomes et solidaires serait trop dangereux à afficher sur grand écran. Mieux vaut les faire plier pour se sentir exister. Le témoignage de Maria Schneider est à ce sujet accablant ; traumatisée à vie par le tournage du Dernier Tango, elle évoque en deux phrases la complicité coupable de Bernardo Bertolucci et de Marlon Brandon dans le traitement qui lui fut imposé, et son total isolement.

Marie Dubois souligne que, même en France, les réalisateurs semblent perdus devant les revendications des actrices et qu’ils s’avouent incapables de répondre à ce besoin de changement. François Truffaut ne trouvera pas d’autre conseil à donner à la comédienne que de se prendre en main. Ce forfait masculin devant l’éveil des consciences est l’aveu d’un échec. Mais il sera entendu. Cinquante ans plus tard, l’écriture, la réalisation, la technique, la critique ne sont plus chasse gardée aux mains des hommes. Sous réserve de rester vigilantes…

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