Stamatis Polenakis – Une chambre à soi

 

Le Dernier rêve d’Emily Dickinson (Το τελευταίο όνειρο της Έμιλυ Ντίκινσον – 2007)

Texte de Stamatis Polenakis

Traduction de Myrto Gondicas

Quidam Éditeur, 2023 – date de sortie, le 3 mars 2023

 

 

Comment appréhender le mystère Dickinson, auteure de 1800 poèmes, quasiment tous publiés à titre posthume, née en 1830 dans une bourgade puritaine du Massachusetts, un siècle avant l’essai fondateur de Virginia Woolf ? Si Emily Dickinson est assise au Panthéon des grands poètes américains aux côtés de Walt Whitman, elle demeure surtout un mythe englué dans sa biographie. La « Dame en blanc », la « Recluse », une vieille fille un peu bizarre qui écrit des poèmes incompris de son temps, cloîtrée volontaire entre ses quatre murs. Ce choix délibéré de se retirer du monde, de fuir les contacts pour s’engager en poésie, est à l’opposé d’une démission sacrificielle : Emily Dickinson refuse crânement le rôle alors dévolu aux femmes, brave les conventions de son époque et opte pour l’insoumission. Sans embarras pécuniaires, disposant d’une maison de famille suffisamment grande pour s’isoler, elle décide de consacrer sa vie à l’écriture. Qu’importe ce qu’on en dira. Une pionnière.

Stamatis Polenakis, lui-même poète et auteur dramatique grec, né à Athènes en 1970, évoque cette existence singulière en solitaire dans un court texte éminemment émouvant. Il laisse divaguer la poète sur les crêtes d’une longue et dernière rêverie nocturne, un monologue à la voix flottante, perdue entre deux mondes, celui qu’elle va bientôt quitter pour rejoindre une hypothétique éternité. Elle s’adresse à un énigmatique interlocuteur, visiblement familier, qui va et vient à sa guise, comme un fantôme convoqué ponctuellement pour habiter des insomnies par trop nombreuses.

Emily Dickinson souhaite apporter un peu de lumière sur les malentendus qui ont accompagné ses vœux de repli et de silence. Ses vers, novateurs et obscurs, son tempérament étrange, son rapport au monde fuyant, sont source d’incompréhension pour ses proches et les quelques privilégiés qui correspondent avec l’auteure. Comme elle le fait chaque jour dans sa chambre close où elle se confronte avec son art, Emily va chercher des réponses aux paradoxes qui semblent façonner sa vie, isolée mais campée au milieu d’une humanité qu’elle observe avec toute l’attention possible. Vierge vêtue de blanc pourtant coutumière des amours impossibles… « j’ai aimé l’infini, l’inatteignable par avance ». Hantée par la mort qui fauche un à un ses proches mais solidement accrochée à ce monde qu’elle refuse d’abandonner… « je voudrais exister encore un peu, un jour de plus, au moins jusqu’à demain ». Des vers en liberté, des éclats fulgurants à la ponctuation anarchique, rythmés de tirets comme autant de respirations suspendues, de ruptures de syntaxe, de griffures audacieuses surgies de la plus douce des mains qui sait aussi prendre soin des fleurs de son jardin.

« J’ai dénudé la vie de ses ornements superflus et n’ai gardé que ce qui m’est absolument indispensable ». Stamatis Polenakis suit cette ligne de vie, cette route déjà tracée pour la jeune fille qui entre en poésie comme d’autres dans les ordres. Nul recul possible, nul renoncement, puisqu’elle a été choisie pour devenir qui elle est. Lorsqu’un éminent critique de New York fait la moue devant la poignée de vers qu’elle lui envoie, à la recherche d’un mentor et d’une validation extérieure de son talent hors-norme, elle fait fi de son rejet poli mais irrévocable. La reconnaissance, les honneurs, Emily Dickinson ne s’en souciera jamais. « Je devais avancer en dépit de tous les obstacles, il n’y avait pas d’autre chemin ». Et tant pis si le prix à payer sera exorbitant. Impossible de concilier une vie d’écriture avec une vie de famille, la solitude sera inévitable. Comme le temps qui passe, les fêlures qu’il laisse sur son visage, sa santé physique et mentale qui vacille, les questions qui s’amoncellent, les réponses qui s’amenuisent. Pas de repos salvateur, de maturité apaisée.

Stamatis Polenakis évite les écueils d’un monologue trop littéraire. On s’attache à cette voix chuchotée, qui s’éteint doucement et s’éloigne sur la pointe des pieds. Nimbée de mélancolie grise, Emily se livre sur ce lien si particulier qui l’unit presque malgré elle à la poésie ; cette écorchée vive qui a laissé son monde exister en se tenant à distance de ceux qui ne pouvaient pas encore la comprendre, revient à l’essentiel. Baisser la lumière pour y voir clairement, se détacher des mots inutiles, entrer dans le silence et emporter avec soi les images de ce que l’on n’a jamais vécu.

La mort rôde et se rapproche, l’escorte jour et nuit. La poète se sait vulnérable, refuse de dormir pour ne pas lui laisser le champ libre. La fatigue la mine, les cauchemars l’épuisent, le moindre effort lui coûte. Mais elle refuse de capituler. Ce petit bout de femme fluette s’accroche à ses mots pour dire une ultime fois sa vérité. Et qu’après tout, c’est ce choix radical, ce refus du mouvement qui ont donné naissance à des vers uniques.

On apprend l’eau par la soif.

La Terre – par les Océans traversés.

La Jubilation – par les affres –

La Paix, par le récit des batailles –

L’Amour, par l’humus de la tombe –

Les Oiseaux, par la neige.

 

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