Jérôme Lafargue – Personnages en quête d’auteur

 

L’Ami Butler

Roman de Jérôme Lafargue

Quidam Éditeur, 2007 – rééd. 2023 au format de poche

 

 

« Vous vous triturez trop les méninges à vouloir démêler le vrai du faux, le réel du fictif, la vie de la mort. Peut-être en ce moment même ne sommes-nous que les produits de l’imagination ou du rêve de quelqu’un. » Suggérer à un romancier qu’il n’est plus maître en son royaume, et qu’il peut se faire mystifier par plus retors que lui, ressemble à une provocation. Encore que. Quand les certitudes ne sont peut-être qu’illusion, qu’un écrivain doute de ses personnages et que la fiction dévore la réalité, le jeu de miroir devient incommensurable.

Timon Lunoilis, jeune auteur contemporain prolixe de romans historiques, s’est retiré du monde dans une petite ville pittoresque, où son épouse, condamnée par la maladie, pourra s’éteindre dans le calme. Du mondain frivole et ambitieux ne reste qu’un angoissé chronique insatisfait, incapable d’écrire long et complexe. Remettant la main sur son tout premier texte publié dans une revue confidentielle potache, Timon Lunoilis décide de creuser derechef ce sillon déterré : la biographie d’écrivains imaginaires. L’occasion de faire un peu d’introspection, « d’auto-psychanalyse littéraire », de projeter sur des personnages fictifs ses propres névroses, insuffisances et regrets. Ce, dans le plus grand secret, car aucun de ces textes n’est destiné à la publication. Oui mais…

Deux personnages, et donc parts inconscientes, débarquent un beau jour sans crier gare dans le monde réel, à la rencontre de leur créateur : un poète américain de la seconde moitié du XIXème siècle et un romancier anglais des années 80’, provocateur, radical et camé. Fantasme d’un mental en surchauffe ou incarnation tangible dans la matière ? De quoi faire vaciller toutes les certitudes d’un Timon sidéré et terrifié, qui disparaît mystérieusement avec son épouse.

Le talent de Jérôme Lafargue réside dans sa manière de laisser toutes les portes ouvertes de l’interprétation à son lecteur, à mesure qu’il glisse les pièces d’un puzzle bien plus complexe que l’intrusion fantastique de deux personnages dans le café préféré d’un auteur en stand-by. Lafargue, sotto voce, multiplie les anagrammes limpides comme autant de clefs d’une réalité qui n’en est sans doute pas une. Le couple Lunoilis (illusion) habite à Riemech (chimère), passe des vacances à Bourhne (bonheur), quand le capitaine de la gendarmerie locale répond lui au nom codé de Reuleville (l’éveilleur). Riemech est-elle vraiment une petite bourgade tranquille, un décor de roman hors du temps, ou le rêve accompli d’un écrivain devenu instigateur de sa propre réalité ? Les habitants du (non) lieu-dit sont-ils des êtres de chair et de sang, des personnages fictifs ou des hallucinations de Timon ? Si Lunoilis n’est pas le démiurge de son œuvre, de qui est-il alors le personnage ? Où finit la réalité, où commence l’artifice ? Et à quelle fin ?

La narration s’apparente à un kaléidoscope chamarré qui passe du rocambolesque au merveilleux, du surnaturel au philosophique. Soutenu par une solide culture littéraire et un humour grinçant, le récit se déroule dans un style volontairement tenu, sans effets marqués pour ne pas être rangé dans une catégorie prédéfinie, se laissant voguer au gré de ses métamorphoses, ricochets et coups de théâtre. Et Lafargue de souligner surtout la toute-puissance de la littérature, qui pourrait faire sécession et mener alors sa propre existence sur un tout autre plan. Timon Lunoilis n’avait-il pas créé un jeune auteur espagnol, persuadé que la vie n’avait aucun sens véritable et que tout y était gouverné par le hasard le plus absolu ? « La littérature, pourtant masse prodigieuse d’irrationalité et d’imaginaire échevelé, peut seule résister au hasard… n’était-ce pas dans les livres que l’on trouvait en réalité l’âme humaine ? ».

Néanmoins, Jérôme Lafargue n’est pas dupe de cette propension à basculer de l’autre côté, à se complaire dans la réalité déformée des livres. S’abstraire du monde, c’est risquer de se dissoudre totalement dans une rêverie stérile. C’est d’ailleurs ce que s’évertue à marteler Ilanda Lunoilis, dont les jours sont comptés, à son romanesque mari. En donnant vie à des écrivains imaginaires pour les ajouter aux auteurs déjà existants, Timon Lunoilis avait « abîmé son intelligence du monde, qu’il ne sert à rien de refuser tel qu’il est ».

Vivre par les livres est une chose, dans les livres en est une autre. Tomber dans le miroir n’est qu’illusion… d’optique.

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