Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

Roman de Mathias Enard

Editions Actes Sud, 2010

 

 

La rentrée littéraire saison 2010 avait été confisquée par Houellebecq et les bêlements germanopratins, laissant à nos adolescents plus éclairés la perspicace décision d’octroyer à Mathias Énard le Goncourt des Lycéens. Publié après Zone, pavé d’une (presque) seule phrase, débordant d’érudition, dense et noir consacré aux conflits du XXème siècle, cet étonnant roman nous ramène au tout début du XVIème siècle, lorsque Michel-Ange décide d’honorer l’invitation du sultan de Constantinople : il quitte Rome, Jules II, avare et ingrat, ses projets de construction du tombeau papal et débarque chez le Grand Turc pour mener à bien un projet fou, un pont sur la Corne d’Or. Le défi est de taille, un premier dessin présenté par Léonard de Vinci, a été refusé.

En place et lieu d’un roman historique, Mathias Énard nous propose un presque poème en prose, dépouillé, resserré autour de quelques personnages à peine esquissés. Michel-Ange en devient presque anecdotique : il n’est pas présenté comme un génie triomphant, un bâtisseur au talent incontestable mais comme un pauvre diable malpropre sujet au mal de mer, doté d’appétits trop bien matés, qui doute, tâtonne, en proie aux colères et aux cauchemars. Un simple artisan italien, qui rêve de gloire et de reconnaissance mais qui est surtout rongé par sa fuite, conscient des complots et des intrigues qui pourraient abréger son espérance de vie. La ville, ses habitants, tout est perçu de son point de vue, comme de très légers coups de crayon : les descriptions de Constantinople sont limitées à ce qu’elles apportent à Michel-Ange dans sa compréhension de la ville (Sainte-Sophie, la bibliothèque du Sultan, le palais du Vizir, le port et les bas quartiers de Pera). Rien de superflu : seules les émotions de cet homme importent à Énard ; sa phrase transmet avec une infinie délicatesse les troubles de l’Occidental devant les parfums, les couleurs, la poésie, les chants et les danses orientales. Michel-Ange luttera avant de s’abandonner à cette exaltation qui mettra en marche son potentiel de création.

La narration, faite de courts chapitres dont la dernière phrase se retrouve parfois en ouverture du suivant, est entrecoupée des monologues d’une danseuse andalouse, qui a su éveiller les sens de Michel-Ange mais non les satisfaire, et qui durant quelques nuits, accompagne son endormissement, telle une Shéhérazade : elle lui conte avec poésie et lyrisme la chute de Grenade, son exil, des histoires de l’Orient, des amours et des trahisons, elle lui donne les clefs pour qu’il comprenne et accepte celui qu’il est réellement. Elle a perçu avant lui tout l’amour que lui porte le poète Mesihi, protégé du Vizir, chargé de lui servir de guide. Tel un héros de Cavafy, Mesihi erre la nuit dans les bouges, boit pour oublier celui qui ne semble ne rien comprendre, et accepte de sacrifier son amour pour lui sauver la vie. Il mourra pauvre et seul, après deux ultimes vers consacrés à celui qui avait bouleversé sa courte existence.

Ces quelques semaines de la vie du Toscan dans une ville cosmopolite, tolérante, riche de sensations et de plaisirs sont issues de la seule imagination de Mathias Énard car, comme il l’indique lui-même à la fin du récit, à l’exception de quelques faits avérés de la venue de Michel-Ange sur les rives du Bosphore, « pour le reste, on n’en sait rien ». Alors, il s’engouffre dans ce vide, s’attache à ses pas et l’accompagne avec une extrême sensibilité dans la découverte de la ville, acceptant ses errances, ses faiblesses, ses erreurs, son ignorance, tout ce qui fait de lui un artiste bouleversé par la Beauté.