La certitude que je tomberai en amour devant Kato Koufonissi allait de soi. Si d’aucuns se sentent à l’étroit sur une île, prisonniers d’une immensité d’eau, obligés de tourner en rond sur un territoire délimité, j’y ressens, moi, le bonheur considérable d’être isolée. Que les deux mots aient la même racine latine fait sens ; se retirer sur une île, c’est d’abord vouloir s’extraire du monde, se bercer de solitude désirée, se saouler de silence, et cultiver également, un peu, une certaine misanthropie. Il faut dire aussi que ma région d’origine est constellée de ces « cailloux » posés sur l’océan, certains toujours bien sauvages, dès la transhumance estivale achevée. J’ai voué durant toute mon adolescence un quasi-culte à Chateaubriand, l’écrivain-voyageur par excellence, qui choisit un « sépulcre bâti sur un écueil »*, comme dernière demeure. Impossible, durant les étés bretons, de faire l’impasse sur ce pèlerinage malouin, de délaisser celui qui a choisi d’être un îlien pour l’éternité, au gré des marées qui entourent le Grand Bé.

J’ai gardé ce goût des îles sauvages, pierreuses, minérales, même baignées par le bleu azur de la mer Égée. C’est pourquoi Folégandros, Amorgos, Ithaque, Chios savent répondre à mon imaginaire quand d’autres s’en éloignent irrémédiablement. Je garde de même une pensée tout émue pour Sercq (Sark), îlot anglo-normand fabuleux dans le genre « gros roché primitif sculpté par les vents et les tempêtes », visité en automne il y a quinze ans (et qui servit accessoirement de cadre à Maurice Leblanc pour son Île aux trente cercueils).

Kato Koufonissi est de ces îles qui vous attrapent le corps et l’esprit, qui réveillent des songes et des rêveries, et sur laquelle on revient sans cesse parce que l’on s’y sent évidemment chez soi. Toute en longueur, pelée, rasée, tondue par les vents et le ruissellement des pluies d’hiver, elle est un territoire revenu à l’état de nature depuis le départ des derniers habitants à la fin des années 60. L’île accepte l’été la présence humaine d’une famille d’agriculteurs, de quelques bergers et des visiteurs venus par caïque pour la journée, mais redevient silencieuse et sauvage dès le mois d’octobre. Pas d’eau, pas d’électricité, juste des chèvres et des moutons, deux sentiers qui longent chacun une côte, des criques et une grande anse de sable, les vestiges d’une ferme oubliée ; voilà pour le décor.

    L’ancien hameau par lequel on accoste est le seul témoin d’une activité aujourd’hui révolue, même si les basses maisons usées ne servent plus qu’à abriter les bêtes. Une taverne d’un autre temps sert de repère et de sas de transition, entre la civilisation et les espaces préservés de la main de l’homme. Ensuite… on arpente les quatre kilomètres carrés à son rythme, on suit le tracé des sentes étroites, on coupe au travers des douces collines pour suivre les chèvres aux poils longs, on grimpe sur le plus haut rocher pour avaler de longues gorgées d’un air salé d’embruns, ou l’on se pose près d’une bergerie en ruines, pour rêvasser à ce qui n’est plus ; les heures glissent lentement, on s’imprègne de cette terre indomptée et tranquille, de cette quiétude qui baigne tout le paysage, comblé par ce retour à quelque chose d’inaltéré.

* Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves (1881)