1922 – Voyage au bout de l’enfer

 

1922 ou Smyrna (1922), 1978

Film de Níkos Koúndouros

Cinq prix au festival du cinéma de Thessalonique en 1978 (grand prix, meilleur acteur, meilleure actrice, meilleur scénario et meilleure photographie).

 

Tourné plus d’un demi-siècle après les évènements qu’il dénonce, 1922 se voit interdit dans son propre pays par un gouvernement de droite puis de gauche, au motif qu’il fait tousser les ministres des Affaires étrangères de Londres à Istanbul. On peut certes faire confiance à Níkos Koúndouros pour se mettre à dos tout l’échiquier politique grec, tant son cinéma refuse de suivre les chemins balisés, la bien-pensance imposée ou les idéologies préfabriquées. « Je n’avais pas peur de la censure. J’avais peur de la vérité », dira-t-il quand on l’interroge sur la genèse du film. Rouvrir un dossier aussi douloureux et humiliant que la déroute grecque devant l’armée de Kemal Atatürk, en pointant du doigt un nettoyage ethnique méthodique sous l’œil complice des Occidentaux, ne pouvait que déclencher en haut lieu protestations et cris d’orfraies. Le travail de mémoire de Koúndouros va ainsi se heurter à une interdiction de diffusion durant quatre ans, pour ménager les susceptibilités des parties prenantes à la guerre gréco-turque (1919-1922), qui en sortaient moins que grandies.

C’est d’ailleurs le silence assourdissant de l’État et le peu d’information, de témoignages, d’archives consultables, qui déclenchent chez le cinéaste l’envie de réaliser un film sur ce pan d’histoire mis sous le tapis : « il y avait deux livres volumineux sur les témoignages de réfugiés. Et ceux-ci ont été interdits de circulation. Chaque interdiction crée en moi une sorte de résistance. Alors, je me suis mis en colère. Et parce que tous mes films sont des créations de colère, j’ai fait « 1922 ». » Le film s’appuie sur un des rares textes accessibles, une autobiographique d’Elias Venezis « Le numéro 31328 » (1ère édition 1924) [trad. frçse sous le titre « La Grande pitié », Éditions du Pavois, 1945], qui relate le transfert des populations captives de Smyrne vers un camp de travail au cœur de l’Anatolie. Une marche forcée où l’épuisement, les sévices, la soif, les exécutions, déciment ces « bataillons de travail » : sur les 3000 hommes et femmes que comptait celui d’Elias Venezis, on ne dénombrera que 23 survivants.

Quand s’ouvre le film, le 15 août 1922, les Grecs et les Arméniens de Smyrne envisagent avec peine les conséquences pourtant évidentes de la victoire des Turcs ; bâtir une grande Turquie sur les ruines de l’Empire ottoman et chasser les chrétiens de leur territoire. Si les différentes communautés vivaient ensemble dans une entente plus ou moins pacifiée, la progression de l’armée d’Atatürk va définitivement anéantir cette cohabitation séculaire. En ce jour de fête, un spectacle célèbre encore la grandeur de la mère patrie, le courage des soldats hellènes, l’honneur de mourir pour la Grande Idée, devenue dans les faits la Grande Catastrophe : le rêve de réunir tous les Grecs d’Occident et d’Orient, de l’Épire à Constantinople a du plomb dans l’aile. On chuchote en coulisses que l’armée grecque défaite plie bagage et que les alliés européens ont retourné leur veste au profit du pétrole turc. Les très jeunes soldats grecs, humiliés et vaincus, préfèrent d’ailleurs déserter ou se tirer une balle dans la bouche que d’assister à l’arrivée des troupes ennemies. Mais il est déjà trop tard pour quitter la ville : les Turcs sont entrés dans Smyrne sans rencontrer de résistance.

Le déchaînement de violence est alors fulgurant : les pillages, viols, émasculations, exécutions collectives, décapitations ont lieu sous les yeux horrifiés des militaires européens et américains. Présents pour protéger les intérêts économiques de leur nation, ils opposent aux massacres une passivité qui confine à la complicité. Une fois le sort des Arméniens définitivement réglé, les Grecs de moins de quarante-cinq ans sont déportés à pied vers les camps de travail que la plupart n’atteindront jamais. À l’issue de cette marche inhumaine et meurtrière, le film se referme sur une poignée de survivants exténués et efflanqués, poussés en plein désert devant un spectacle effarant, qui renvoie à la scène d’ouverture : des dignitaires et des soldats de l’armée d’Atatürk, des représentants des grandes puissances étrangères, des membres de la Croix-Rouge assistent à des combats de lutte gréco-romaine entre athlètes turcs. Les cordes des tentes, qui abritent les spectateurs du soleil, sont attachées à des restes de colonnes d’un temple. Deux déportés, un homme et une femme, rendus fous par leur traversée de l’enfer, applaudissent au divertissement. La fureur de la tragédie a fait basculer tout un peuple dans la démence. De la présence grecque en Orient ne reste que des ruines.

Il n’y a cependant aucun manichéisme chez Koúndouros, entre un hypothétique camp du mal et celui du bien. La revanche cruelle des Turcs sur les Arméniens et les Grecs, semble trouver sa source dans le déséquilibre social qui marquait Smyrne : pauvreté et mépris pour les uns, richesse et pouvoir pour les autres. Mais quand la digue se rompt et que les anciens opprimés expriment leur rage, tous les Turcs n’approuvent pas le degré de barbarie qui anime certains des leurs. La folie s’invite aussi bien d’ailleurs chez les Grecs que chez leurs bourreaux : le jeune et beau capitaine turc qui mène la marche des prisonniers vers le camp dans le désert de sel, est atteint de la syphilis et n’a plus tout son discernement. Le regard halluciné, il guide son cheval sauvagement et abat sans raison ses détenus, aux allures de fantômes.

Níkos Koúndouros, en artiste peintre qu’il est avant tout, privilégie les images en place du verbiage ; ses partis-pris formels (cadrage, éclairages, musique…) éloignent le film d’une esthétisation douteuse de la violence et d’une surenchère d’hémoglobine. Du jaune passé, du bleu éteint et un blanc sale pour les couleurs dominantes, une surexposition des lumières, des contre-jours aveuglants, le glas qui sonne sans discontinuer, produisent une atmosphère délétère, funeste, malsaine. Pas de rouge, de sang répandu, d’énergies de colère, juste un couvercle asphyxiant qui plombe la ville et oppresse les habitants, physiquement et psychologiquement. Le réalisateur filme au plus près les visages souvent muets, scrutant les atermoiements, la sidération, et la confusion mentale. Le traumatisme s’exprime même face caméra, quand certains personnages s’adressent aux spectateurs pour partager leur incompréhension d’être des objets de haine, leur sentiment d’injustice, la panique d’être devenus une cible sans défense, mais aussi leurs interrogations sur leur part de responsabilité dans l’affrontement des deux communautés.

1922 ne parle pas uniquement de défaite et de trahison ; ce film, où il n’y a aucun héros, est une plongée dans le désespoir absolu. Les douleurs silencieuses des persécutés et des persécuteurs renvoient à une perte d’humanité entre deux peuples qui, en d’autres temps, avaient pourtant su s’entendre. Des plaies ouvertes il y a un siècle, aujourd’hui encore mal cicatrisées.

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