Deux heures trente de bus (au départ du terminal A – Kifissou) séparent Athènes de Nauplie. Si en nous levant, le ciel affichait pour la première fois plus de gris que de bleu, nous étions loin d’imaginer la quantité d’eau qui allait nous accompagner toute la journée en Argolide. Le soir, au retour, c’est Athènes qui s’imbibera sous la rincée et comme d’habitude, la pluie en Grèce fait rarement semblant. Nous prenons d’ordinaire le bus jusqu’à Patras pour gagner les îles ioniennes mais cette fois-ci, passé l’isthme de Corinthe qui fait toujours son petit effet, nous bifurquons sur la gauche vers Nauplie, via Argos. Visiblement, cette région est un vaste verger d’agrumes ; durant une bonne demi-heure, le bus traverse des orangeraies chargées de fruits bien mûrs (la récolte ne devait plus tarder)  – lorsque l’on voit cette profusion, on se demande pourquoi le prix du jus d’oranges frais est aussi cher…

Tous les Guides parlent de Nauplie avec un vibrato dans la plume : « plus jolie cité du Péloponnèse », « authentique carte postale », « ruelles chaudement colorées par le soleil couchant »… j’étais venue ici lors d’un voyage d’étudiants il y a, approximativement, environ, à peu près deux décennies, et force est de constater que mes souvenirs manquaient, malgré ces louanges extasiées, de netteté. C’est devant le musée du Komboloï que la lumière s’est rallumée, me renvoyant en effet à des déambulations folâtres sous le soleil, à une bruyante euphorie juvénile et à des dégustations de glaces : après les visites studieuses d’Épidaure et de Mycènes, musarder dans Nauplie nous avait ravigotés !

 

L’intérêt de revenir à Nauplie en hiver, sous un ciel brouillé qui se répand abondamment en pluie continue, c’est que vous êtes quasi les seuls à déambuler. Passée l’heure de la sortie du lycée, 14h, les rues se vident, le silence s’installe, la ville se fige. Une brève accalmie nous a permis de passer le museau hors de la capuche pour goûter l’évidente beauté de Nauplie, mélange architectural harmonieux qui fait cohabiter des bâtiments d’époques et d’influences variées, sans discordances. Les Byzantins, les Francs, les Vénitiens (par deux fois), les Ottomans (par deux fois itou) laissèrent leurs empreintes sur la cité, carrefour commercial entre l’Orient et l’Occident, capitale du Péloponnèse puis brève capitale de la Grèce (1829 – 1834). L’ancienne mosquée côtoie l’arsenal vénitien, le Lion des Bavarois* cohabite avec celui de la Sérénissime, l’église catholique des Francs est bâtie sur l’emplacement d’une mosquée qui avait déjà pris la place d’un monastère vénitien… avec ses balcons, ses fontaines, ses ruelles étroites, ses façades aux couleurs chaudes, ses toits de tuiles, la ville basse possède une saveur et une douceur très italiennes. Mais le fort Bourtzi construit sur l’îlot en 1473 à l’entrée du port rappelle très vite que Nauplie tient une situation stratégique au fond du Golfe Argolique et que la ville est restée durant des siècles une citadelle, bien à l’abri de ses murs d’enceinte.

L’Akronauplie est la plus ancienne partie fortifiée de la ville, dès l’Antiquité jusqu’au XVe siècle, sur les hauteurs de la presqu’île : les Francs construisirent deux enceintes, séparant le centre militaire et les habitations des Francs, du quartier grec, qui bénéficiait déjà d’un rempart dès l’époque byzantine. En 1470, les Vénitiens qui se savaient sous la menace ottomane prolongèrent les fortifications et ajoutèrent au « Castello dei Franchi » et au « Castello dei Greci », une nouvelle enceinte plus à l’Est, le « Castello di Toro ». Enfin, en 1706, après la première parenthèse ottomane, les Vénitiens bâtirent en 1706 le dernier bastion, dit « Grimani », qui n’empêcha pas les Turques de reprendre la cité en 1815. On grimpe à l’Akronauplie facilement en suivant les escaliers qui partent de la ville basse. Il suffit ensuite de se balader sur les hauteurs des fortifications, austères, dépouillées, pour découvrir un panorama de toute beauté, même avec un ciel bouché. N’ayant plus un poil de sec, j’ai déclaré forfait devant le fort Palamède à la rectitude tout militaire, (857 marches à gravir sous le déluge, même un canard aurait décliné), déjà bien impressionnant vu de l’Akronauplie, tel un vaisseau fantôme de pierre se révélant fugitivement dans un brouillard dense. Construite entre 1711 et 1714, c’est la pièce maîtresse de la défense de la cité, composée de huit bastions que l’on atteint après un long escalier zigzagant.

  

Nous avons préféré nous mettre à l’abri et croquer des gâteaux aux amandes chez Glykos Peirasmos, tailler le bout de gras avec un traducteur grec quadrilingue qui nous alpaguera dans une ruelle, étonné de découvrir deux Français tout sourire malgré l’ambiance détrempée, et arpenter le quai avec le Bourtzi pour panorama, laiteux, embruiné, presque irréel, comme une Mer du nord au clair de lune sous le pinceau de Friedrich…

 

* Othon de Bavière fut imposé comme souverain de la Grèce en 1833 par les puissances européennes, remplacé ensuite par un Danois en 1862…