Mènis Koumandarèas – Le temps retrouvé

 

Mauvais Anges (Σεραφείμ και Χερουβείμ – 1981)

Roman de Mènis Koumandarèas

Traduction Michel Volkovitch

Quidam éditeur

 

Ouvrir un Mènis Koumandarèas encore inconnu, est un grand moment de joie : le lecteur sait qu’il va retrouver une atmosphère d’aquarelle grise, une Athènes aujourd’hui disparue, une sensibilité délicate qui finit toujours par déborder dans les dernières pages, une écriture subtile et grave, et la même obsession pour ce temps qui passe, fossoyeur de la jeunesse et de la beauté.

Mauvais Anges est un livre à double entrée. On peut d’abord y voir la chronique d’une époque révolue en neuf portraits éclectiques – du trouffion au matelot, en passant par un exhibitionniste et une rescapée des camps de la mort –, où la Grèce, exsangue après une Guerre mondiale, et plombée par une guerre civile, marche vers un devenir encore incertain. C’est au travers du regard de l’auteur alors adolescent (le récit doit certainement beaucoup à ses propres souvenirs), que l’on découvre le quotidien des habitants de la place Kyriakou – aujourd’hui place Victoria –, côté salons et côté bas-fonds. Car ces neuf passeurs, pauvres, déclassés ou à la marge, ouvrent au jeune garçon des horizons inconnus, très éloignés de l’atmosphère feutrée, rigide et moralisatrice des beaux appartements du quartier. Le lycéen va alors glisser des salons bourgeois en chambres de bonnes, du faste d’une salle de concert à l’obscurité des cinémas louches, des camarades bien nés aux ouvriers fêtards, d’une classe sociale conservatrice aux concierges révolutionnaires. Un monde s’éteint, un autre va émerger. Cette période de transition, où la ville se transforme d’ailleurs à marche forcée, correspond à un autre chambardement plus personnel : l’éveil social, politique et sexuel de l’écrivain en devenir. Ces neuf histoires individuelles qui s’entrecroisent et se répondent, forment un roman d’initiation, où le monde cruel des adultes avec ses contradictions, ses injustices, se dévoile à un témoin attentif, qui manifeste ses premières velléités d’indépendance.

Mais, le dernier portrait renvoie soudain au premier – on y retrouve le même personnage (le poinçonneur Séraphin) marqué par les années. Le texte semble se replier sur lui-même, telle une boucle qui tournerait en rond sans avenir possible. Car le narrateur se sait englué dans des souvenirs qui s’imposent sans prévenir. Il est fatigué de cette mémoire toute puissante qui le laisse sans repos, de ces difficultés à communiquer avec les autres, fatigué de ses ratés, de ses désillusions, des questions sans réponse. Alors, il faut « sonner le grand rassemblement, car que je le veuille ou non, il faut que je mette fin à cette période ». Mènis Koumandarèas ajoute un chapitre final, qui donne une tout autre tonalité au livre. Pour refermer ce monde de l’adolescence qui n’a plus lieu d’être, il convoque tous les fantômes et les anges de sa jeunesse dans une re-création littéraire, le livre même qui est entre nos mains. Ce temps retrouvé par l’écriture, cette cérémonie des adieux autour de la machine à écrire, éloignent définitivement l’accablante nostalgie, les regrets et les remords, pour une libération salvatrice et consolatrice.

On retrouve dans Mauvais Anges ce faux réalisme cher à Koumandarèas (mâtiné ici de quelques dérives oniriques inattendues), son pessimisme foncier, sa prédilection pour les exclus et les personnages qui dégringolent l’échelle sociale, ses coups de griffes acérés contre l’Église et l’Armée, et ce goût du détail, du geste, de l’objet, révélateurs des émotions de ses personnages. Le lecteur gardera certainement longtemps en mémoire le huitième portrait, celui d’une femme mûre dont on ignore le nom, devenue paria de la bonne société athénienne pour avoir survécu à deux ans passés dans les camps. Chez les grands bourgeois, on trouve qu’Hitler avait certainement de bonnes raisons de gazer les juifs, les communistes, les francs-maçons et les homos… Le narrateur la rencontre chaque dimanche matin à l’Opéra, survivante solitaire et ruinée d’une splendeur passée, serrée dans un vieux manteau noir élimé. Les lecteurs familiers de La Femme du métro et du Beau Capitaine retrouveront le motif cher à Mènis Koumandarèas (les relations condamnées d’avance entre deux personnages d’âge différent) composé avec une extraordinaire subtilité. L’écrivain grec est le révélateur des moments suspendus, des silences, des attentes, de la lumière qui vient parfois illuminer les ténèbres, et puis aussi de l’incompréhension, de la solitude, et de la dissolution : l’écrivain de l’indicible, avec les mots les plus simples et les plus justes.

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