Pétros Màrkaris – C’est beau Athènes, la nuit

 

À travers Athènes (Η Αθήνα της διαδρομής – 2010)

Texte de Pétros Màrkaris

Traduction Hélène Zervas et Michel Volkovitch

Éditions Le Miel des anges

 

Un euro et quarante centimes : voilà le prix dérisoire d’un voyage de 25,7 kilomètres entre mer et contrefort du mont Pentélique, qui couvre, en à peine une heure, cent-quatre-vingt-cinq ans d’histoire athénienne. Rien que ça. Lorsqu’ Athènes est choisie comme capitale en 1834, la ville comptait environ 12 000 habitants. Le premier roi de la Grèce libre du joug ottoman, le bavarois Othon, a pour elle de grandes ambitions : construire une nouvelle Athènes sur la ville antique et la propulser dans le même temps vers la modernité, grâce, entre autres, à une ligne de chemin de fer à vapeur, reliant le centre de la ville au Pirée. Un autre morceau de ligne se construit dans le même temps au Nord d’Athènes. Ne reste plus qu’à électrifier les deux tronçons, les relier, pour qu’en 1926 naisse la plus longue ligne de métro que connaisse aujourd’hui encore Athènes, l’Électrique – plus connue par les touristes sous la dénomination de « ligne verte ».

Pétros Màrkaris a délaissé son commissaire Kòstas Harìtos le temps d’une traversée de la capitale grecque à bord de l’Électrique, pour laquelle les Athéniens gardent une tendresse toute particulière. Ce voyage de vingt-quatre stations emmène le passager à la découverte d’une Athènes élargie, qui a peu à peu englouti les petites bourgades limitrophes pour devenir une mégalopole distendue. Mènis Koumandarèas racontait qu’il partait en vacances estivales à Kifissia – ultime station de l’Électrique –, alors villégiature lointaine de la bourgeoisie de l’époque, aujourd’hui banlieue d’Athènes luxueuse et huppée. Cette grande cité vorace reste en fait une inconnue pour les visiteurs, simple et courte escale avant de prendre un ferry pour les îles ; les touristes se limitent au centre historique et culturel, les Athéniens à leur quartier.

On suit ici l’auteur dans un périple qui mêle les données historiques, économiques, politiques et sociales, et ses réflexions toutes personnelles, souvent corrosives, sur le développement bétonné et anarchique d’Athènes, « devenue moche dans son âge mûr ». Il lui faut sortir des grands axes pour retrouver dans les ruelles la saveur de chaque quartier, auparavant peuplés de marins, d’ouvriers, d’artisans, ou de maraîchers. On le suit dans sa traque aux vieilles maisons néoclassiques, rangées d’acacias, librairies de livres anciens, jardins pleins de roses, petites épiceries de quartier, tavernes d’un autre âge (et d’une autre cuisine), dans une ville où désormais « l’absence de caractère des bâtiments reflète celle des habitants ». Pétros Màrkaris a soif de contrastes, de vie, de véracité : il préfère un quartier pauvre qui n’a pas honte d’afficher son malheur à celui qui n’assume pas son passé et se peinturlure gauchement. Il vomit les supermarchés, les boîtes de nuit, les restos aseptisés, les quartiers historiques transformés en zones branchées pour une jeunesse dorée et fêtarde, les constructions au rabais, la corruption et les magouilles.

Pétros Màrkaris n’est pas né à Athènes, mais à Istanbul. Son regard sur la capitale grecque est donc un peu décalé, sensible qu’il est à la saveur orientale que la ville doit à ses Grecs chassés d’Asie Mineure : la station Omonia ne donne pas seulement accès à une place épuisante et louche, elle est pour Màrkaris la porte ouverte au marché central, souvenir des bazars, des ventes à la criée des marchandises, des odeurs d’épices et de viandes séchées, des petites boutiques serrées les unes contre les autres où l’on emploie encore des termes venus d’Orient dans les transactions. La station Victoria et ses terrasses de café où l’on servait des fruits au sirop, le renvoie aux mêmes habitudes gourmandes pratiquées sur les rives du Bosphore. À Áno Patìssia et Nèa Ionìa, les deux plus grands quartiers de réfugiés, il retrouve ses habitudes de la vie quotidienne, les papotages des femmes à travers les jardins, les cours fleuries et colorées, une culture culinaire qui a enrichi la cuisine grecque. Et surtout, il souligne l’ancrage des descendants de ces déplacés, fixés dans leur quartier, attentifs à leurs traditions mais aussi énergiques à entretenir, embellir les maisons basses à toit de tuiles construites il y a presque un siècle.

Cette traversée d’Athènes est aussi une réflexion sur l’identité de la petite ville presque désertée, devenue en deux siècles une cité européenne hypertrophiée, abîmée par le tourisme de masse, les crises économiques, l’uniformisation et l’aseptisation. Mais il arrive parfois que Pétros Màrkaris se reconnecte avec les beautés intemporelles d’Athènes, lors d’une promenade au crépuscule sur la plus belle voie piétonne qui longe l’Acropole, avec pour toile de fond le Lycabette, les deux se regardant depuis des siècles, symboles immuables d’une autre Athènes qui n’a pas, elle, capitulé.

 

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