Nikita Mikhalkov – 1987

Prix d’interprétation pour Marcello Mastroianni au Festival de Cannes / DVD 2010

 

 

Enfin il est possible de redécouvrir ce très beau film, presque 25 ans après sa sortie en salle. Et force est de constater que le film mérite qu’on s’y attarde encore : sans doute parce qu’il raconte une histoire immuable, celle de la lâcheté des hommes, de leurs trahisons, filmée par un virtuose qui embringue le film dans des directions très différentes (la comédie, le burlesque puis le drame) et portée par un casting de légende :: un serveur vieillissant qui travaille sur un bateau (Romano), rencontre un voyageur russe et entreprend de lui raconter ses amours malheureuses avec une de ses compatriotes, séduite dans une ville d’eau puis abandonnée. Ce qui commence comme une échappatoire à la beuverie en solitaire d’un séducteur déclinant ravi de prononcer crânement le seul mot de russe qu’il a retenu, va devenir au fil des confidences une mise à nu d’une âme veule et méprisable. Le personnage joué par Mastroianni aura tout raté dans sa vie : jeune architecte, il se marie avec une riche héritière et oublie rapidement ses velléités de créations urbaines au profit d’une vie confortable, pratique et soporifique. Il s’en échappe comme un enfant, en dormant en douce après avoir esquivé des soirées assommantes ou en faisant le pitre devant les invités. Il s’invente des pathologies insolites pour quitter la maison romaine où il étouffe, et se rend dans une station thermale, son emploi du temps rythmé par ses conquêtes féminines : une vie facile et légère, sans responsabilité. Mais il va croiser une jeune femme russe (Anna) mariée à un homme qu’elle n’aime pas, droite, honnête, fragile et sensible, qui va croire  à tous les bobards du joli cœur. Elle s’enfuit après lui avoir cédé, lui laissant une lettre d’amour qui va bouleverser la vie de ce séducteur ; il la suivra jusqu’en Russie, la retrouvera, lui promettra de revenir définitivement après avoir tout avoué à sa femme et,  bien évidement, ne réapparaîtra jamais.

Je ne vois pas quel autre film montre une telle chiffe, un tel couard, dont la vie n’aura été qu’une série de traîtrises. Mastroianni s’engouffre dans le personnage avec jubilation, en fait des tonnes, cabotine, épaissit le trait, joue comme grisé par la bassesse de son personnage. Car dans sa vilenie, Romano est toujours sincère, il n’a aucun scrupule à mentir, tricher puisque de toute façon ses actes n’auront pour lui aucune conséquence dommageable. Comme un petit garçon que l’on a sans doute empêché de grandir, il reste prisonnier de son propre bien-être, de son confort, imperméable aux préoccupations de ses proches, au mal qu’il peut leur faire. Au lendemain de la seule nuit qu’il passe avec Anna, totalement anéantie par sa propre faiblesse, Romano ne voit rien de son désarroi, continue de plaisanter tout en bâfrant sa pastèque, insensible à tout ce qui est étranger à son plaisir personnel.

La fuite de Romano en Russie à la recherche de cette femme qui est son contraire, a tout de l’exaltation d’un adolescent : sous un prétexte totalement improbable, il traverse le pays, croise des personnages comme sortis d’un roman de Gogol (les fonctionnaires imaginent des histoires à dormir debout pour éviter de signer son autorisation de voyage), ne tient pas la vodka, danse avec des tsiganes, saute à pieds joints sur des carrés de verre incassable devant des dignitaires ébahis, traverse la steppe sur une carriole en compagnie d’un contestataire du régime, tout cela à cent à l’heure comme la course effrénée de quelqu’un qui ne veut pas réfléchir à ce qu’il fait, presque effrayé de sa propre audace.

Les retrouvailles avec Anna est une des plus belles scènes du film : avertie par son mari qu’un étranger arrive d’Italie et qu’il faut le recevoir, elle se dérobe, décampe, cavale pour ne pas croiser l’homme qu’elle aime toujours mais à cause de qui elle est parjure à ses liens du mariage. Et Romano, de la poursuivre, comme un chasseur qui traque sa proie, ne lui laissant pas de répit, jusqu’à l’acculer dans un poulailler où il lui promet qu’il reviendra pour de bon. Bien sûr, il ne dira rien à son épouse légitime, la seule capable de lui offrir une vie facile. Celle-ci pourtant a tout compris des raisons qui ont poussé son mari à partir précipitamment pour Saint-Pétersbourg. Et quand elle lui demande calmement et presque maternellement de ne pas lui mentir et de faire preuve une fois dans sa vie d’honnêteté, il se défile, nie avec aplomb et trahit dans un sourire celle à qui il jurait un amour éternel quelques semaines plus tôt.

A l’opposé de cet immature, les femmes du film possèdent une lucidité acérée doublée d’une immense capacité d’aimer. La femme de Romano, jouée avec une classe toute viscontienne par Sylvana Mangano, n’est en rien une épouse fortunée froide et raide. Elle aime toujours autant son mari, ne regrette pas ce mariage pour lequel elle a dû batailler, le défend devant les perfidies de sa propre famille, admire cette légèreté et cet anti-conformisme qui lui sont tellement étrangers. Mais elle sait aussi qui elle a épousé : un petit garçon capricieux qu’elle a trop protégé et qui ne changera plus.

Le voyageur russe qui a écouté l’histoire de Romano va lui opposer à la toute fin du film une autre conception de la vie : fidèle, loyal à son unique amour, il a courtisé une femme durant de longues années en attendant qu’elle perçoive sa bonté et la sincérité de ses sentiments. Romano, va alors baisser le masque, concéder avec une sincérité bouleversante « que sa vie n’a été qu’une mauvaise copie » et qu’il n’a plus rien, si ce n’est le souvenir de la berceuse que lui chantait sa mère, le visage de sa femme la première nuit et les brumes de Russie. Il aura tout reçu, rien donné et tout perdu.