Jacques Abeille – Les Jardins statuaires

 

Les Jardins statuaires

Roman de Jacques Abeille

Éditions Attila, 2010 (première édition en 1982 chez Flammarion)

 

 

Si l’on ne galvaudait pas tant le mot de chef-d’œuvre, on jubilerait à estampiller cette somme de 470 pages de ce qualificatif, tant la commotion émotionnelle éprouvée à sa découverte est  puissante. Á l’exception de quelques initiés qui se refilent le graal, ce récit vieux de trente ans, qui ouvre la trilogie du Cycle des contrées, est indûment ignoré du grand public. Son auteur, né en 1942,  cultive la discrétion, écrit sous pseudo quand ça lui chante et prend le temps d’imaginer des mondes. La destinée du manuscrit tient aussi des légendes, du mythe des textes éveillés qui résistent à l’impression : exemplaires qui n’arrivent jamais à leur destinataire, perdus, partis en fumée, infortunes et fatalités d’édition, tout ce qu’il faut pour baigner dans l’étrange et l’œuvre maudite.

Ce livre ne ressemble pourtant à nul autre, il est impossible de le rattacher à une école, à un style, de le comparer à quelques monuments de la littérature. Pour tenter de cerner cette gigantesque œuvre singulière, les critiques lui attribuent des parrains présumés : Julien Gracq, Tolkien, Mervyn Peake, Voltaire et les surréalistes. Oui, les Les Jardins statuaires ont bu à toutes ces coupes pour resplendir comme un gemme rare de la littérature du XXème siècle.

Jacques Abeille nous envoie sur des terres inconnues, sans repère temporel. Le narrateur est un simple voyageur qui vient découvrir ces contrées par lui jusque là ignorées, une succession de vastes domaines clos où vivent des jardiniers, voués à la culture des statues de pierre, qui poussent spontanément dans leurs allées terreuses rectilignes. La première partie du récit du narrateur est consacrée à la découverte de ce maraîchage un peu surprenant, plantation, taille, repiquage, soins donnés à ces créatures inertes et blanches, qui font toute la richesse de ces propriétés terriennes, autour desquelles tourne une société archaïque, corsetée de traditions séculaires. Le récit de voyage onirique et le tableau des coutumes, laissent peu à peu la place à une critique de cette organisation agraire faussement utopiste : le narrateur croise d’autres personnages un peu en marge des codes enracinés, en découvre la face sombre (mépris des femmes, marchandage de certains enfants, collusion avec une ligue très officielle de proxénètes, bannissement de tout opposant aux coutumes ancestrales, rigidité morale, avidité, ambition perpétuelle… ainsi que la féroce croissance incontrôlée de certaines statues, qui savent prendre une insatiable et vorace revanche sur leurs jardiniers). Les pas du narrateur le mènent du sud de la contrée, riche et prospère, vers le nord, aux terres âpres et quasi stériles, pour atteindre une cité abandonnée, balayée par les vents, repère des nomades de la steppe septentrionale, prêts à déferler sur les grandes propriétés figées, périmées, devenues anachroniques. Leur leader est d’ailleurs un ancien jardinier, rebelle à ces domaines trop bien ordonnés, qui a fui les rituels établis, leur hypocrisie et leur cruauté.

Les Jardins statuaires s’éloignent à mille lieux des récits d’aventure, des épopées, du merveilleux, du fringant : errance surréaliste sans doute, il s’agit surtout d’un songe/d’un cauchemar éveillé qui se déroule au ralenti, piégeant le lecteur dans le rythme hypnotique des phrases de Jacques Abeille : le narrateur, tel un pèlerin, voyage à pied, contemple, découvre, comprend, couche sur le papier la chronique d’un monde immobile appelé à disparaître, sans qu’il se passe réellement d’événements remarquables. Le livre se referme avant que le choc des civilisations n’ait lieu : pas de batailles, d’héroïsme ou de violence, qui viendraient perturber ce temps suspendu de l’avant-chaos. L’auteur préfère nourrir son récit, tissé d’un seul trait, sans chapitre ni rupture, des visions poétiques et baroques nées de ses statues froides, allégorie d’un monde figé, dur et imperturbable. Asservis à ces idoles dans lesquelles ils recherchent leurs propres images, les jardiniers comprendront trop tard que l’on ne peut arrêter le temps ; dans certains domaines, la nature a déjà repris ses droits, engloutissant dans une expansion dantesque de pierre, les traces de la présence humaine.

 La cohésion du récit, « son imaginaire rationnel », son équilibre, doivent surtout à la langue de Jacques Abeille, à nulle autre pareille : recherchée sans être affectée, précise dans la description, tortueuse et habile, habillée d’un vocabulaire riche et imagé, envoûtante comme cette contrée imaginaire :

« Ces clartés venaient d’épais tumulus de pierrailles effondrées dont le bombement crevait la frondaison comme des dos de baleines blanches soufflant dans quelque sargasse. » (Page 221) «  Une pluie récente avait réparti des mares dans toutes les anfractuosités et c’est dans cette collection de miroirs éparpillés que je contemplai d’abord le ciel renversé. » (Page 337)

 La quatrième de couverture souligne la réflexion de l’auteur : « je crus avoir écrit l’œuvre d’un fou ». Plutôt celle d’un visionnaire rêveur, absolument prodigieux.

 

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