L’enfant grec

Roman de Vassilis Alexakis

Éditions Stock, 2012

 

« Il me semble que quelque chose s’est rompu à Aix, que l’opération a modifié ma perception de la réalité.» On ne saurait mieux dire, quand un auteur incontesté né à Athènes en 1943, primé du Médicis (1995) et du Grand prix du roman de l’Académie Française (2007), se met à dérailler dans les grandes largeurs, pour retrouver les joies d’une enfance vouée aux livres.

Le narrateur nous balade dans un pseudo roman autobiographique, récit de sa convalescence post-op’ dans un hôtel de la rue Madame, à deux pas du Luxembourg. Boiteux, empêtré de ses béquilles, obnubilé par le souvenir cuisant de ce premier vrai pépin de santé et de son hospitalisation (les premières pages sur le sujet sont d’ailleurs un peu longuettes), le narrateur se met à couvert au vert, et parcourt les allées du jardin en traînant péniblement la patte. Il explore les recoins du Luxembourg, en découvre les usages, les visiteurs, les habitués, l’ombre des personnages issus de l’imagination de Hugo ou de Balzac, tout comme ceux qui y ont élu pour ainsi dire domicile, sénateurs, marionnettiste du théâtre de Guignol, vagabond lettré ou savoureuse dame-pipi.

Cette plongée au cœur d’un lieu pétri d’Histoire et de romanesque, au moment où la camarde l’a raté de peu, lui ouvre de nouveau les portes de son paradis perdu, son propre jardin de la banlieue d’Athènes, où les personnages fabuleux des « Classiques illustrés » venaient le retrouver dans la remise pour de grandes aventures. La magie des romans populaires, leurs héros courageux, les aventuriers intrépides, répondent de nouveau présents pour que le réel soit supportable. Quand la Grèce s’enflamme, que l’exilé ne reconnaît plus son pays, qu’il n’y a plus beaucoup de vivants avec qui partager des souvenirs, la littérature reprend ses droits, la réalité se délite et bascule dans une fiction où l’imagination pétulante règne en maître : « J’ai su très tôt en somme que la meilleure façon de raconter un événement était de l’inventer ».

Alors le narrateur choisit, comme Alice, de plonger tête la première dans le terrier, et partage son petit-déjeuner sans sourciller avec le Lapin Blanc de la Reine de Cœur,  tient des discours aux pantins chahuteurs et dissipés du Guignol qui apprécient l’hommage qui leur est rendu, croise Milady dans une librairie, subit une attaque de Peaux-Rouges qui brandissent lances et tomahawks sur le pavé parisien et voit enfin flamber le Sénat après une attaque de pantins géants, avant de fuir par les égouts et les carrières souterraines, porté à dos d’homme tel Marius avec Jean Valjean. Ce glissement progressif vers le burlesque permet au texte de ne jamais sombrer dans la réminiscence funèbre ou une nostalgie mélancolique. Le crayon (puisque le narrateur écrit encore au crayon de papier sur les feuilles blanches les mieux disposées envers lui dans une rame, persuadé que certaines feuilles préfèrent lui manifester une réelle hostilité en repoussant ses idées…) témoigne de détails, d’accros, de cocasseries, de remarques décalées, déroutantes et souvent drôles qui rappellent la fulgurante maîtrise de la langue d’Alexakis. Remarquant que le prince Mychkine ressemble trop au Christ, il répond à son frère qui lui demande de lui résumer L’Idiot : « c’est un épisode inédit de la vie de Jésus qui se passe chez les alcooliques russes »… « L’âme russe ?… une sorte de nationalisme parfumé d’encens »…

C’est élégance de ton, ce mélange d’innocence retrouvée, de mensonges assumés et d’ironie caustique (les pages sur la crise grecque sont sans concession) est d’autant plus savoureuse à l’heure où d’autres auteurs se complaisent dans le trash et le narcissisme sinistre. Vassilis Alexakis préfère rendre un magnifique hommage à la littérature, à Dumas et à Stevenson, à Jules Verne et à Dickens, avec poésie et une âme d’enfant encore immaculée.