Quand une mise en scène captive autant le spectateur, quelle place pour la direction d’orchestre et les chanteurs ? Force est de constater que le parti pris scénique ne s’est pas doublé d’une conduite d’orchestre très habitée. Je l’ai trouvée très plate, sans passion, avec des lenteurs injustifiées. Aucune fulgurance, pas de rythme, rien d’insolent pour coller à la hardiesse de ce qui se passe sur scène : ça se traine. On pourra m’objecter qu’il y a d’autres chefs baroqueux qui malmènent les tempi, et de citer en tête de proue Minkowski (on se souvient d’Anne-Sofie Von Otter pestant devant le ralenti très marqué du Scherza Infida d’Ariodante). Oui mais justement, Minkowski est baroqueux et dirige avec relief, fougue, un goût des accélérations soudaines, des cordes bien marquées, bref une marque de fabrique personnelle totalement assumée (ce que d’aucuns lui reprochent vertement) mais je m’ennuie rarement quand il est au pupitre. Ici, la direction mollassonne déteint sur un chœur sans nerf, sans souffle, surtout dans la première partie. Voilà un ensemble charmant et très policé qui peine à se mettre au diapason de  la violence des rapports humains qui se déroulent à côté de lui. A se demander si cette distorsion entre la musique et la mise en histoire n’est pas voulue.

Heureusement, les cinq solistes, parfaitement à leur aise dans cette recherche de sens, sont à la hauteur de leur « rôle ». Le premier à s’emparer du public est Croft, qui venu du fond du plateau traverse la scène vers la fosse. On prend son récitatif en pleine figure, tant sa voix projette son énergie, ardente et habitée. Il occupe l’espace à lui seul, comme son Jupiter dans Sémélé.Il suffit qu’il entre sur scène pour capter toute l’attention : gestuelle bien exploitée, extrême concentration, technique remarquable, voix posée et solide comme un beau marbre, il vit son personnage avec intensité. J’avoue avoir découvert Florian Boesch, que je n’avais jamais entendu, avec enthousiasme : il porte sur ses larges épaules solides et puissantes un des plus beaux airs du Messie, avec force et sens du drame. Claus Guth fait de lui un personnage tourmenté, le plus démoli par le décès de son frère, qui erre seul dans les longs couloirs ou qui vient perturber la fausse bienséance hypocrite du reste de la famille avec sa tessiture prophétique. Les deux interprètes féminins sont au diapason, avec mention spéciale pour Cornelia Horak qui distille une émotion palpable dans son rôle d’épouse qui a trahi. Le duo avec Mehta « He shall feed his flock » est  un très beau moment suspendu de délicatesse et de fragilité. Quant au contre-ténor…il hérite d’un rôle ingrat de félon fragile, qui a ravi sa belle-sœur négligée et qui tente de faire bonne figure devant les autres. Et c’est à lui que revient la gageure de chanter le « He was despised » alors qu’il porte une lourde responsabilité dans le suicide de son frère. J’ai toujours avec lui ce problème de timbre que je trouve aigre, sans chaleur ni velouté, manquant de rondeur, trop à l’étroit. Je lui reconnais une virtuosité rare, une technique éprouvée, une large gamme de teintes (ses graves sont bien audibles). Toutefois je lui préfère des voix sans doute moins agiles dans les vocalises mais plus pleines, plus chaudes et robustes. Moins de cristal, plus de moelleux. Il faudra voir dans quelques années comment va évoluer sa voix et si elle va garder cette limpidité assez surhumaine qui me laisse en dehors de ses interprétations.