Le Greco – L’insaisissable égaré

 

Exposition Greco

Galerie Sud-Est du Grand Palais

Jusqu’au 10 février 2020

 

 

Habituellement, on ressort d’une exposition avec le sentiment d’en savoir un peu plus qu’en entrant sur un artiste. Déambuler entre des œuvres, lever la tête vers des toiles ou des sculptures, ressentir des émotions – enthousiasme, voire bouleversement, ou rejet –, bref s’ouvrir au monde d’un autre permet au moins une rencontre et souvent une meilleure compréhension du parcours d’un créateur.

L’expérience s’est avérée bien différente pour le plus Espagnol des peintres crétois. Si l’exposition est en elle-même une réussite absolue, j’ignore toujours qui est vraiment Domenico Theotokopoulos, dit Le Greco, né à Candie (auj. Heraklion) en 1541, mort à Tolède en 1614. Le peintre garde ses mystères quatre siècles après sa mort, renâclant à donner les clefs d’un style singulier, identifiable entre tous, mais toujours énigmatique.

Le destin du Greco ressemble à celui d’un homme dressé au carcan de la production d’icônes, qui, plus que tout, veut apprendre, peindre, créer, pour ouvrir un champ des possibles. Visionnaire, inventif, audacieux, mais aussi ombrageux, orgueilleux, cassant, il peine à s’imposer parmi ses contemporains avec ses couleurs contrastées, ses silhouettes étirées, ses yeux asymétriques, ses ciels orageux. Trop tard ou trop tôt, trop radical, trop présomptueux. Le peintre, coincé entre la Renaissance et le Baroque ne trouve pas sa place. Crétois, il a fait sienne la Castille. Né en terre orthodoxe, il passe quarante ans dans une ville rigide tenue par l’Inquisition. Formé aux règles strictes de la tradition byzantine. Il découvre à Venise et Rome la couleur, le mouvement, la variété des genres. Il passe aujourd’hui pour un mystique quand certaines de ses toiles furent refusées par manque de piété. Il mène un train de vie luxueux mais meurt dans la misère. Tombé dans l’oubli après sa mort, il est salué comme un précurseur de la modernité par Picasso et Bacon.

L’exposition s’ouvre sur les premières toiles peintes par le Greco à son arrivée en Italie ; s’il croise Titien, Véronèse et Tintoret, il ne suit pas leur enseignement : il découvre, il apprend, il copie surtout. Et on se pince devant ses premières toiles maladroites qui ne laissent absolument pas présager son talent en devenir. Le trait est gauche, les visages disgracieux, les silhouettes lourdes  : l’élégance, l’équilibre, la fluidité, la finesse font défaut au peintre d’icônes. On ne le retient pas à Venise, encore moins à Rome, où il se permet de critiquer avec effronterie le travail de Michel-Ange. Heureusement, l’Espagne attire les artistes de l’Europe entière pour la décoration de l’Escurial, récemment achevé. Cherchant les bonnes grâces de Philippe II en se prévalant de la protection du Titien, du Greco subit un nouvel échec.

Pieta, 1570-1575

Piéta, 1590… le style du Greco est né

Il s’installe alors à Tolède, ville de granit. « Le paysage autour d’elle est terrible, d’une aridité mortelle, des mamelons pelés pleins d’ombre dans les creux, un torrent encaissé qui gronde, de grands nuages traînants. Par les jours de soleil, elle ruisselle de flamme, elle est livide comme un cadavre en hiver. Aucune terre grasse, aucun feuillage bruissant, c’est un squelette décharné où rien de vivant ne bouge, un absolu sinistre où l’âme n’a d’autre refuge que la solitude éperdue ou la cruauté et la misère dans l’attente de la mort. Avec ce granit pilé, cette horreur, cette flamme sombre, le Greco peignit ses tableaux. C’est une peinture effrayante et splendide, grise et noire, éclairée de reflets verts », écrit le critique Élie Faure en 1921 dans son Histoire de l’Art. Il y peint des hommes d’église, des Saints, le Christ et la Vierge, en réinventant ce qu’il connaissait le mieux : le sacré, rendu à l’essentiel, c’est-à-dire à son intensité. Les drapés sont tortueux, les étoffes lourdes, les teintes tranchantes, acides et glaciales, les visages osseux, les peaux blafardes, les yeux baignés de larmes et tournés vers les cieux. Comme dans l’art byzantin, le sujet occupe tout l’espace de la toile, comme si le Greco refusait de se laisser distraire par des fonds travaillés, de la joliesse, de l’esthétique : il se débarrasse de l’ornement, du décor, de la mise en scène pour se concentrer sur l’essentiel. Pas l’esquisse d’un sourire, d’une scène tendre ou douce, d’un peu d’espoir, mais la contemplation silencieuse, la pénitence, des ciels terribles et funestes, l’implacable solitude, l’austérité et la dévotion, déclinées dans plusieurs variations comme autant d’obsessions.

L’œuvre du Greco serait-elle alors celui d’un homme tourné vers les cieux par désespoir ? Il sait que sa peinture est un échec en son siècle, qu’il reste incompris de ses contemporains et qu’un long purgatoire l’attend. Toujours selon Élie Faure : A la fin de sa vie il peignait comme un halluciné, dans une sorte de cauchemar extatique où le souci de l’expression spirituelle le poursuivait seul. Il déformait de plus en plus, allongeait les corps, effilait les mains, creusait les masques. Ses bleus, ses rouges vineux, ses verts paraissaient éclairés de quelque reflet blafard que la tombe prochaine et l’enfer entrevu des félicités éternelles lui envoyaient.

À lire : dans le Dictionnaire amoureux de l’Espagne, rédigé par Michel del Castillo chez Plon, article pertinent et très personnel sur le Greco, ou comment un Franco-Espagnol contemporain perçoit aujourd’hui le Grec exilé de sa terre natale.

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