Ilìas Papamòskhos – Dans les brouillards de Kastoria

 

Le Renard dans l’escalier (Η αλεπού της σκάλας– 2015)

Textes de Ilìas Papamòskhos

Traduction : Myrto Gondicas et Michel Volkovitch

Éditions Le Miel des anges, 2018

 

 

Mais qu’ont tous ces Grecs à choisir la nouvelle comme mode d’écriture ? Et pas de la nouvelle confortable, bien dodue et rassurante, où le lecteur se sentirait comme dans un roman. Les écrivains grecs donnent dans sa forme la plus concise, où chaque mot est essentiel. En dire beaucoup avec peu est un exercice compliqué pour celui qui s’y colle, mais aussi pour celui qui s’y plonge. Pas d’intrigue au long cours, de personnages attachants, d’architecture narrative, le lecteur est attrapé puis relâché au bout de deux pages en discontinu. Pas simple de faire les liens entre les textes et de comprendre le fil conducteur d’un recueil : l’art de l’ellipse, du non-dit, de l’image, parle évidemment à l’auteur, mais pas toujours au lecteur, surtout quand l’autobiographie s’en mêle. Comment les deux pourraient-ils se comprendre facilement avec ces fragments d’histoires sans assises ni mode d’emploi ?

Ilìas Papamòskhos se saisit du problème d’une manière assez inattendue : il fait montre de s’intéresser au quotidien le plus simple pour en révéler en définitive sa signification cachée.

Le peintre Foùtis, danseur et boxeur polonais, devenu ouvrier à Kastoria, ne peint pas uniquement les enseignes des magasins. Ilìas Papamòskhos voit dans son physique ascétique et sa barbe celui qui, le regard flou et fiévreux à la fois, continuait à étaler sa peinture bleue sur l’enseigne, tel un moine enluminant un ciel pour s’évader. Les coqs blancs d’un poulailler ne s’égosillent pas simplement pour revendiquer leur suprématie sur les autres coqs. Leurs cris ont-ils un autre sens ? Le brouillard y serait-il pour quelque chose ? Ils avaient fait depuis longtemps lever le jour, chassé depuis des heures des ténèbres et tousles êtres menaçants de la nuit : pourquoi continuaient-ils à chanter avec feu ? Serait-ce qu’ils comptaient les trahisons ? Le tavernier Yakoumis ne joue plus de son luth depuis que son partenaire au violon a quitté ce monde : le luth de Yakoumis, à plat ventre dans sa vitrine, sa caisse de résonance muette comme la coquille de l’escargot, dormait, face à une ombre de violon, d’un violon du monde d’en bas.

Il construit ainsi ses nouvelles sur des sujets familiers, sa famille, ses amis, Kastoria et les paysages du Nord, mais en allant chercher bien au-delà des souvenirs personnels et des anecdotes de chasse à la perdrix. Car tout est symbole chez Ilìas Papamòskhos, et ses réflexions, ses introspections dépassent le seul retour à soi stérile pour s’ouvrir sur un monde plein de secrets, dont il est le passeur. La petite vie de tous les jours possède une tout autre dimension quand on sait voir et décrypter les signes.

C’est tout l’art d’Ilìas Papamòskhos de s’attacher à un détail et de changer brusquement de focale pour agrandir son point de vue et son propos. Et le procédé fonctionne car dans ces nouvelles teintées de souvenirs mélancoliques, l’auteur fait revenir à la lumière des visages disparus. Leur donner l’éternité textuelle modifie le regard que l’écrivain porte sur eux : il tente de percer le mystère de leur vie, de leur singularité. Ces proches acquièrent par l’écriture une dimension presque allégorique. Si la tante vieillissante était de son vivant une source d’agacement pour son neveu, sourd au fait qu’elle perdait peu à peu la mémoire, elle est prise à présent dans la toile des énigmes, en son centre le miroir guette, sable solidifié du désert. Yòrgos n’est pas seulement le meilleur ami décédé le jour de Noël ; il est celui qui a vu avant les autres son propre arrêt de mort : au-dessus des eaux, attachée par une ligne aux branches d’un peuplier, pendait une lanterne blanche et vide en fer blanc, On aurait dit un pendule arrêté. La grand-mère disparue, un peu dévote, revient surveiller son petit-fils, dans un endroit où le temps n’existe pas, neige drap pétrifié, nuage de marbre, pour alléger le fardeau de culpabilité de celui qui avait perdu, adulte, le chemin de sa maison

Sa région natale de Kastoria est source d’inspiration pour Ilìas Papamòskhos, nourri de la nature rude de cette Grèce du Nord, aux antipodes du bleu et blanc de carte postale : les brouillards, où se perdent les chasseurs les plus avertis, les forêts, les lacs et les grottes, les torrents et les montagnes composent une toile de fond grandiose pour accueillir la poésie et le mythe derrière le détail d’apparence le plus insignifiant. Les branches du grenadier, hirsutes en hiver ? En fait les cheveux de Perséphone. Les corbeaux ? Des passeurs d’âmes affligés ou les fidèles compagnons d’un dieu de la guerre. Quant aux tapis de neige immaculée des montagnes, ils sont les lieux où coexistent deux mondes, celui des vivants et celui des morts.

Oui, la mort, la maladie, la fragilité de la vie face à la beauté éternelle de Kastoria sont omniprésentes dans chacune de ces nouvelles. Le rôle de l’écrivain pour supporter ce fardeau est de relier le passé et le présent, la prose et la poésie, la réalité et la légende, l’homme et l’animal, de les fondre dans le “grand tout” pour revenir où tout a commencé. Dans la plus étonnante des nouvelles, La chaise de Glenn Gould, la dite chaise qui a survécu à son pianiste, chuchote qu’elle est orpheline du musicien. Peut-être que dans son rêve le dossier, les pieds, le siège redeviennent des branches, les branches d’une forêt où Glenn et son chien bien-aimé se promènent, où l’unité des cercles qui témoignent de l’âge des arbres est rétabli, où ces cercles figés s’élèvent comme un gloria vers le ciel à côté des autres, qui palpitent, ornés de rayons de soleil, sur les eaux, et que toutes sortes de contacts, entre les êtres et les choses, ne cessent de s’ouvrir.

 

 

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