Délos, au coeur des Cyclades

Du voyage à Naxos, reste le souvenir d’une très belle demi-journée passée, sous un soleil de plomb, à arpenter le site de Délos. Un petit bateau effectue la traversée via Paros, quatre fois par semaine, avec un crochet par Mykonos au retour. Or, passer de Délos à Mykonos, c’est changer d’espace-temps, faire le grand écart entre deux images de la Grèce. J’ai un peu de mal à comprendre l’intérêt, autre qu’économique, de ne laisser aux visiteurs que la trop courte fenêtre de trois heures pour visiter l’île sacrée (une gageure !) et de leur imposer ce même temps, gaspillé et vide, à Mykonos. C’est peu dire que je voue à cette île une hostilité viscérale. Ravagée par un tourisme clinquant, tapageur, fêtard, elle n’a de grec que son nom ; la beauté de son Chora disparaît sous le mauvais goût, les décibels assourdissants, les boutiques de fringues tape-à-l’œil, les additions délirantes de restos décevants, les bars branchouilles. Alors que nous nous étions arrêtés dans un glacier sur le port, la serveuse, à qui je passais notre commande en grec, me dévisagea comme si je tombais de la planète Mars. Il était 16h30 et c’était la première fois de la journée qu’elle entendait sa langue maternelle… pour faire court, Mykonos, ce n’est pas ma came, même si certains points de vue sont tout de même fichtrement photogéniques.

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Comme tout site archéologique, Délos se savoure d’autant mieux quand on sait au préalable où l’on va mettre les pieds ; préparer un peu sa visite permet – vu le temps imparti – de foncer tout de suite vers les lieux les plus mémorables de l’île.

Délos est à la fois une terre de mythes, un sanctuaire, une cité cosmopolite et la plaque tournante d’un commerce d’envergure ; tout cela à la fois, parce qu’Apollon et sa sœur Artémis y virent le jour*. Et contrairement à certains sites où il faut beaucoup d’imagination et/ou de compétences archéologiques pour ne pas s’y perdre, Délos est lisible, même pour le béotien (armé tout de même d’un bon plan, bien sûr).

Déjà sanctuaire au VIIIe siècle av. J.-C., l’île aiguise les appétits de ses voisins qui cherchent à y asseoir leur domination : les pèlerins qui viennent célébrer le culte d’Apollon favorisent les échanges commerciaux et son caractère sacré prohibe les pillages. C’est évidemment Athènes qui met la main sur le joyau, jusqu’à en faire le siège de la Ligue de Délos (vaste alliance militaire défensive de la Thrace à l’Asie Mineure, qui vire à l’hégémonie puis à une tutelle sans réserves). L’interdiction de naître et de mourir à Délos remonte d’ailleurs à la purification de l’île voulue par Athènes en 426 av. J.-C., où les tombes sont déplacées dans l’île voisine. Devenue carrément une colonie athénienne en 166 av. J.-C., après une très courte période d’indépendance, Délos connaît son apogée : « port franc » à la croisée des routes maritimes, on s’échange les produits les plus rares, les plus précieux, venus depuis l’Orient, mais aussi des esclaves. Les armateurs, les banquiers, les commerçants se font construire de superbes maisons et les marchands étrangers, organisés en confréries, font cohabiter leurs cultes avec celui d’Apollon.

Et tout ceci est encore bien palpable ; dans le quartier du théâtre, en montant vers la droite du port, les ruines portent toujours le faste, la puissance de cette riche classe sociale : les magnifiques demeures – des Dauphins, de Cléopâtre, du Trident, de Dionysos, des Masques -, affichent leur luxe avec leurs pavements raffinés, leurs mosaïques, leurs agencements complexes (cour intérieure avec péristyle, colonnades, portiques…). Plus haut, on grimpe jusqu’aux temples des Divinités syriennes et égyptiennes, un peu reconstitués certes mais qui rappellent que les offrandes aux Dieux étrangers étaient aussi une manne financière…

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Plus près du port, s’étale le sanctuaire d’Apollon proprement dit, où l’on s’engage, après l’agora, entre les portiques ; cet ensemble de ruines nécessite un peu de déplier son plan pour en comprendre la structure et repérer les Propylées, la base de la statue colossale d’Apollon, les temples, les trésors… . Mais honnêtement, le site n’étant pas gigantesque, on s’y retrouve assez facilement. Le sanctuaire des Taureaux, l’agora des Italiens, le Lac Sacré (asséché pour cause de paludisme), la terrasse des Lions longue de cinquante mètres, ont gardé leur splendeur. La magie du lieu réside dans le fait qu’il n’est pas pollué par des constructions anarchiques, par le bruit de la civilisation moderne. L’île sacrée reste un instantané, un lieu figé coupé du monde, où il est facile d’imaginer, de recréer mentalement une ville florissante, un port dynamique, une vie culturelle et spirituelle intense. Nous avons fait l’impasse sur le stade, préférant admirer – au pas de course – les fragments de mosaïques, les statues, les kouroi du musée.

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L’émotion est palpable lorsque le bateau du retour s’éloigne et que l’on embrasse dans son ensemble le panorama de l’île ; plus que Knossos, que Delphes ou Olympie, Délos est un site passionnant, impressionnant et prenant ; règnent toujours sur la cité une noblesse, une superbe, une beauté, une aura singulière qui pourraient presque nous faire croire qu’Apollon n’a pas échoué à Malpertuis** mais qu’il illumine toujours son île natale.

 

*Rappel de la jolie légende : c’est Apollon lui-même, pas encore né, qui indiqua à sa mère Léto, l’île alors appelée Astéria (née d’un coup de trident de Poséidon), comme terre propice à la divine double naissance. Les îles avaient tendance à l’époque à flotter au gré des flots. Leur père, Zeus, l’arrima alors au fond de la mer par quatre colonnes de diamants. Les autres îles de la mer Égée, en signe d’hommage, encerclèrent Astéria devenue Délos (δῆλος = la visible, celle qui s’est manifestée) et s’appelèrent ainsi, les Cyclades.

** Malpertuis, formidable roman fantastique de Jean Ray, sur la retraite peu glorieuse des Olympiens…

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