Si vous êtes un peu à l’Ouest à la fin de ce copieux hiver, grincheux, grisâtre et tout grommelant, pointez votre boussole vers l’Est de la mer Égée, arrêtez-vous 8 kilomètres avant la côte turque et posez votre sac sur une île, qui tient à la fois des Ioniennes … et de l’Irlande. Voilà un patouillis inattendu, bien éloigné des clichés recuits, comme les maisons cubiques blanches, les coupoles bleues et les moulins chromos. Á Chios, vous allez vous manger du caillou, de la roche, du minéral, de l’austère, du médiéval, de la ruine, des paysages sauvages, battus par les vents et la pluie, même en mai. Si le thermomètre a grimpé jusqu’à 28° les 5 premiers jours du séjour, nous avons fini sous des baquets d’eau, avec 12° de moins. Et c’est certainement sous ce climat que nous l’avons le plus aimée.

Chios est une vaste contrée de 842 km² (contre 96 km² pour Ithaque, à titre de comparaison), toute en longueur, divisée en trois parties bien marquées, à la fois par le sol et le développement économique :

– au Sud, Chios est l’île du lentisque, du mastic, des villages fortifiés et cossus pour la sauvegarde de la précieuse résine

– au centre, la plaine fertile, les riches demeures des Gênois, les jardins d’agrumes, d’amandiers et de jasmin

– au Nord, la partie montagneuse chichement peuplée, un environnement stérile, des habitations modestes, une terre brute.

Porte vers l’Asie Mineure, plaque tournante du commerce durant tout le Moyen-Âge, escale des voyages vers l’Orient, la situation stratégique et la production de mastic ont fait de Chios une île à part : ses occupants successifs (Byzantins, Gênois et Turcs) ont vite compris qu’ils avaient tout à gagner à lui laisser la bride sur le cou et une certaine autonomie, pour bénéficier ainsi de sa prospérité, de son essor économique et de l’exclusivité de la vente du mastic. C’est pourquoi Chios montre encore aujourd’hui les empreintes successives de ses « hôtes », une architecture riche, préservée et unique. Il faut attendre le XIXème siècle et ses calamités successives (massacre de la population par les Ottomans en réponse aux velléités d’indépendance des Grecs – 25 000 morts et 50 000 habitants vendus comme esclaves, sur une population totale de 100 000 personnes -, destruction des cultures et des arbres à agrumes par le gel en 1850, séisme dévastateur en 1881), pour voir sa suprématie décliner.

Chios est aujourd’hui peu fréquentée par les Français qui lui préfèrent les Cyclades, c’est bien dommage : et la découvrir au moment de la Pâques orthodoxe, croyez-moi, c’est quelque chose !