Eva (Ευα)

Roman d’Ersi Sotiropoulos

Stock, « La Cosmopolite », 2015

Traduction Michel Volkovitch

 

Ersi Sotiropoulos aime décidément les personnages bancals, mal arrimés à leur vie ; après la culbute d’un sous-secrétaire d’État dans la courte parenthèse prospère que furent les années 2000, la romancière nous colle aujourd’hui aux basques d’une héroïne à la dérive pendant une nuit de Noël, dans une Athènes que la crise économique vient d’harponner. Ce portrait de femme en extérieur peut dérouter à la première lecture si on le considère comme un roman contemporain ordinaire à l’intrigue rondement menée ; or, Ersi Sotiropoulos rédige comme un diesel, faisant encore une fois le choix d’une longue mise en place ronronnante, avant de laisser ses personnages partir enfin en roue libre. Pour faire simple, Eva tiendrait d’Antonioni, de Losey et de Panos Koutras.

Entre Eva et son mari Nikos, le silence, l’ennui, l’incommunicabilité, ont remplacé l’euphorie des débuts. Le couple d’artistes ratés (elle, dans la littérature, lui, dans le dessin) s’est délité mais joue les prolongations, englué dans les déceptions, les revers et les factures qu’ils peinent à régler. Une première gifle vient de désagréger le peu qu’il restait. Le livre s’ouvre sur ce qui deviendra leur dernière soirée en commun, une fête dans une boîte de nuit où s’exhibe le gratin culturel et politique d’Athènes, ramassis de « bouffons, de pseudo-intellos et de détraqués ». Le couple traverse la soirée en invisible, « personne n’est venu nous parler, tous ceux qui passaient à côté nous bousculaient et tournaient les talons sans s’excuser … Nikos absorbait cette indifférence, ce mépris, par tous les pores de la peau ». Tous les deux flirtent tristement avec d’autres perdants, durant cette notte frelatée où l’on comble le vide avec des illusions. L’irruption des premiers laissés-pour-compte de la crise, venus quémander travail et nourriture dans l’antre des nantis titubants et vaseux, précipite les fêtards dans la ville.

Commence alors l’errance d’Eva en solitaire dans la nuit glaciale, dans une Athènes déserte, comme filmée en noir et blanc. Passablement défoncée, Eva mélange réalité et hallucinations, et contemple dans les magasins crasseux d’Omonia « des bestioles à carapaces dorées… des insectes capables de diffuser une lumière d’une immuable intensité. Un halo l’enveloppait comme une auréole et les rayons aveuglants embrasaient le corps minuscule ». L’atmosphère vire à l’étrange, la ville devient ruine mortifère, linceul grisâtre où s’étendent les sans-logis. L’Athènes de carte postale est écartée au profit de sa face cachée, un décor hostile, usé, pourri, bas-fond sordide devenu repère de marginaux en tout genre. « La chaussée était crevassée, de grands trous béaient, remplis d’eau stagnante… les dalles semblaient avoir explosé, des pierres, des fils électriques et des tuyaux rouillés émergeaient à la surface du sol comme d’un ventre ouvert. Les pierres louchaient…chaque flaque emprisonnait un œil d’argent dans ses eaux troubles ». L’hôtel du Parthénon n’abrite plus qu’une faune hétéroclite de vieilles putes sur le retour, de camés, de mediums boiteuses et de pickpockets, comme exilés dans un no man’s land oublié, que les promoteurs laissent se gangréner pour mieux spéculer.

Mais, c’est ici qu’a lieu la collision frontale entre le monde réel et les visions extravagantes d’Eva, dans un temps suspendu où surgissent des personnages trop burlesques pour être réels : comme Alice suivrait son Lapin Blanc sans se poser de questions, Eva se met à la remorque de quatre individus aussi improbables que leurs noms, comme cette Moïra, dont la jarretière pend entre les genoux « parce qu’il faut qu’un truc cloche, sorte des clous. Sinon, la vie est insupportable ». Cette parenthèse chaleureuse permet à Eva de remonter le fil de son mal-être dans des monologues sans concession, jusqu’à l’élément déclencheur, un contact furtif avec un voleur à la tire pas très doué qui a su «rappeler d’autres gestes et frôlements que je m’étais moi-même interdits. Des gestes oubliés mais bien réels ». Le souvenir de sa voix  « suffisait à me réchauffer, répandant un souffle de liberté, un espoir ». La longue flânerie à travers les rues d’Athènes singulières n’est en fait qu’un voyage dans le psychisme d’une femme qui redécouvre au bout d’une nuit de divagations ce qu’elle est réellement, et la solitude de son existence qui lui a échappé. Évidemment, dans le petit matin neigeux qui la ramène chez elle, cette introspection nocturne laissera plus que des désillusions, Ersi Sotiropoulos maniant d’une plume acide l’ironie et le pessimisme.