Dompter la bête (Δαμάζοντας το κτήνος), roman d’Ersi Sotiropoulos

Quidam Éditeur, 2011

Traduction Michel Volkovitch

 

Á trois milles kilomètres d’Athènes, bien audacieux celui qui espère vraiment comprendre ce qui se passe depuis six ans dans le berceau de la démocratie. On a beau y passer du temps, se vriller le cervelet sur les subtilités de la langue, laisser parler les Grecs que l’on croise en chemin, lire toute la glose journalistique, harceler de questions les amies expats’, peine perdue, on entend tout et son contraire, vérités, approximations, calomnie, mystifications… le plus simple était de demander à Ersi Sotiropoulos, née à Patras en 1953, de nous brosser le portrait d’une certaine société athénienne, celle au pouvoir au début des années 2000, avant le grand plongeon ; nul doute que la romancière connaisse son sujet de l’intérieur, on allait donc y voir un peu plus clair dans les faux-semblants.

Eh bien, on est servi. Le roman s’ouvre sur une peinture sarcastique des mœurs et coutumes des anciens opposants de gauche en exil durant la dictature, arrivés au pouvoir en cultivant des relations douteuses, totalement aveugles aux premiers symptômes du chancre qui gangrène toute la société ; corruption, paresse, cynisme, dépravation, irresponsabilité, le navire prend déjà l’eau pendant que la bourgeoisie abêtie de la banlieue chic du Nord d’Athènes danse avec insouciance et narcissisme sur le pont. La ploutocratie tient tous les pouvoirs en main, elle croit encore aux lendemains qui chantent à coup de pots de vins, de privilèges, forte d’une richesse à crédit qui semble couler à flot. Que cette prospérité aussi soudaine qu’inattendue soit déjà en sursis n’effleure pas grand monde. Aris Pavlopoulos est pourtant de ceux-là, d’une manière… indirecte. Sous-secrétaire d’État, puis simple conseiller d’un obscur ministre, clairement rétrogradé avant d’être remisé en « disponibilité », ce quinquagénaire libidineux, poète à ses heures, subit en une vingtaine de jours une dégringolade professionnelle, familiale et artistique. L’univers personnel d’Aris se délite en même temps que se referme la parenthèse frivole sur une crise du pouvoir toute proche. Il sait que cette vie facile et superficielle n’aura qu’un temps, car elle sonne faux. Son emploi est bidon, sa belle épouse italienne, anorexique et névrosée, son fils unique, retardé, sa mère, alcoolique et accro aux séries américaines, sa maîtresse, intéressée et un poil perverse. N’avait-il pas affublé son premier recueil de poèmes d’un titre prémonitoire, « Les Tambours de la Défaite« ?

Il va suffire alors d’une simple question de sa mère sur un événement lointain de son adolescence pour que bascule cet équilibre précaire dans un désarroi existentiel. Comme ces lotophages qui consommaient les exquises fleurs de l’oubli, Aris a mis depuis longtemps sa mémoire en sommeil, s’est construit un passé pour supporter son présent boiteux. Mais que se passe t-il le jour où les souvenirs se réveillent et que l’on doit faire face à la vérité ?

Ce glissement subtil de la fresque sociale vers le roman d’introspection est la grande réussite du livre. À travers la chute d’Aris qui ne s’y retrouve plus dans une histoire déformée, c’est tout un pays qu’Ersi Sotiropoulos met face à son amnésie sélective. Ne plus savoir qui l’on est, d’où l’on vient, est un aller simple pour une déconfiture annoncée. Voire davantage. Aris s’imagine tenir comme il le peut sa vie en main alors qu’un concours de circonstances, de coïncidences rondement tissées par le Destin, l’amène en droite ligne vers le grand saut final.

Et, cerise sur le gâteau, la romancière fait de la ville d’Athènes un personnage à part entière, une entité fabuleuse, grouillante de vie, braillarde, paralysée par un trafic du diable mais inépuisable source de vitalité : Il aimait Athènes, une ville moche, plus moche de jour en jour… une ville pour les porcs, fantastique… elle avait, cette ville, une énergie incroyable. (p. 28). Les rues adjacentes étaient pleines de voitures qui se déversaient dans la voie principale. Où allaient-ils tous à trois heures de matin, joyeux et pomponnés, vitres baissées, musique à fond ? Grecs de merde. Il était plongé dans une mer de voitures qui klaxonnaient toutes ensemble. Dans des moments pareils elle lui plaisait, Athènes, il y avait là une intensité qui l’électrisait. Ville géniale. Il mit la main dehors et frappa la portière en cadence. (P. 174)