Kosmas Polìtis – Un autre été grec

 

Avant que la ville brûle  (Στου Χατζηφράγκου – 1962)
Roman de Kosmas Polìtis
Traduction Michel Volkovitch
Éditions Publie.net, 2016

 

Avant propos :

– la lecture est facilitée si on s’est plongé d’ABORD dans la postface du traducteur 

– manque une bonne carte de la ville pour s’y retrouver ; vous la trouverez à la fin de ce post.

 

Ce livre, je viens d’en terminer la quatrième lecture ; rares sont les romans qui supportent les visites prolongées. Mais certains engendrent cette dépendance, ce besoin du retour au texte dont on sait ne pas avoir décelé encore toute la beauté. J’ai fini par comprendre que j’avais affaire à bien plus qu’un simple roman, en me laissant non plus porter par l’histoire, mais par la langue. Cosmas Polìtis fait revivre la cosmopolite ville de Smyrne au printemps 1902, vingt ans avant sa destruction sur le bûcher des vanités et de la folie des hommes : à la fois comme un architecte de la narration et un immense poète.

Jamais explicitement nommée, c’est la ville qui donne sa respiration au roman, c’est elle qui agrège les petits événements du quotidien, qui crée le lien entre les personnages, au fil des saisons, des festivités, des bonheurs et des drames qu’elle traverse. Nulle description verbeuse, plaquée, artificielle ou boursoufflée la concernant, Smyrne est un personnage qui prend le temps de s’installer, subtilement. L’auteur lui consacre les six premiers chapitres plus le neuvième, la faisant revivre au temps de sa splendeur.

Pas vraiment d’intrigue suivie dans ces pages, mais une longue balade pour le lecteur, qui s’accroche aux basques d’un jeune ferblantier, d’un pope, d’un groupe d’élèves en excursion, d’une vieille bigote superstitieuse ou d’un simple d’esprit. La ville se dessine, s’articule, prend forme sous la plume de Kosmas Polìtis, comme un artisan composerait sa marqueterie, pièce après pièce. Pour donner une identité forte à cette cité bigarrée de 300 000 habitants, il place au cœur de son ouvrage le quartier populaire d’Hadzifrágou ; c’est au travers du regard des ouvriers, des mères-courage, des vieilles filles hystériques, des garnements bagarreurs, des instituteurs nostalgiques de la Grande Grèce que lentement émerge Smyrne. Pas pour autant de mélancolie en noir et blanc pour la ville qui l’a vu grandir : Kosmas Polìtis réveille le bruit et la fureur d’un port de commerce, les bals et les théâtres, les senteurs suffocantes des marchés et des épiceries, les fanfares et les chœurs d’enfants, les chameaux porteurs de réglisse et d’opium dans la lumière éclatante des étés du Sud.

Smyrne bouillonne, bourdonne, accueille toutes les nationalités, toutes les croyances, qui cohabitent sans trop de frictions. L’auteur illustre cette universalité qui baigne la ville, posée entre Orient et Occident, par l’amitié qui unit un pope à une famille juive, venue s’installer à Hadzifrágou, peu regardante de la tradition ; « nous avons passé toute notre vie avec des chrétiens, des Grecs. Avec des juifs nous serions comme des étrangers, nous ne connaissons pas leur langue ». Le  dieu que l’on vénère a peu d’importance quand le pope Nikòlas et sior Zacharias ont l’essentiel en commun, la musique, qu’elle se joue sur un oud ou un bouzouki. Le répertoire du musicien juif s’arrange aussi bien des amanés, des psaumes de David que de la musique sacrée revisitée en allegro dansant. De son côté, l’ecclésiastique orthodoxe n’est pas en reste pour malmener la superstition et combattre ardemment la bêtise humaine.

Ce pope Nikòlas, qui traverse nombre de chapitres, incarne l’humaniste, le pacifiste. Les tensions entre Grecs et Turcs ? : « Tout cela c’est la faute aux frontières et aux religions. Nous sommes tous des êtres humains. Il n’y a qu’un Dieu, peu importe qui est son prophète… et l’amour de Dieu commence par l’amour de l’homme ». Pire, il remet en question l’organisation de la société : « puisque le riche ne pouvait pas entrer dans le royaume des cieux, il fallait supprimer la liberté de s’enrichir. Bien des gens sauveraient ainsi leur âme… ». Jusqu’à l’amener au doute final : « Dieu était quelque chose d’inconcevable pour l’imagination humaine, et plus encore pour la pensée… mais Dieu avait donné l’ordre à Josué d’arrêter la course du Soleil pour que se poursuive la bataille et le massacre, alors qu’il fallait arrêter la rotation de la terre sur son axe. Comme si Dieu ignorait le mécanisme de sa création… Et puis ce Dieu vengeur et batailleur, comment avait-il changé d’avis brusquement, pour envoyer son Fils annoncer la paix sur Terre… ». Le père Nikòlas, « dont Dieu était la substance même, en arrivait à cette contradiction : l’idée qu’il pourrait vivre sans l’idée de Dieu… quand il en venait à de tels extrêmes, il chassait de telles pensées et se consacrait à sa tâche : aider ses frères ».

La tendresse amusée de Kosmas Polìtis pour ses personnages est presque une nécessité quand on ignore lesquels survivront au grand incendie, vingt ans plus tard. C’est au beau milieu du livre que jaillit ex abrupto le récit de ce que sera cette monstrueuse nuit d’embrasement. La noirceur, la tragédie, l’horreur de 1922, s’installent en creux de cet été grec solaire et joyeux, comme une dissonance atroce et sidérante pour le lecteur (et comme elle a dû l’être pour ses habitants). L’origine de l’incendie, ses causes historiques et politiques, les responsabilités des uns et des autres, importent moins à l’auteur que ce qu’il va balayer, anéantir, réduire en cendres : des liens familiaux, des amitiés, des amours, des victoires, des espoirs. Ce chapitre est le plus beau du roman, car Kosmas Polìtis donne la parole aux mots tout simples d’un jardinier vieillissant, qui se remémore ces heures cauchemardesques ; des couleurs, des sons, des odeurs, la peur et cette vague de feu qui déferle en dévorant tout sur son passage. Et surtout des images, des images hallucinées, « une soutane s’est envolée, elle planait là-haut, vide, noire sur le ciel de cuivre, la soutane de l’évêque et à côté de la soutane une cloche étincelante comme un soleil, chauffée à blanc, qui montait, qui sonnait tristement, de plus en plus haut jusqu’à disparaître à nos yeux ».

L’auteur ne rédige pas comme un scribouillard laborieux, il possède un don manifeste pour évoquer ses souvenirs en les nourrissant de sa culture d’homme grec ; ses personnages issus du petit peuple mêlent à leur quotidien la mythologie, le conte, le rêve, le merveilleux. Les enfants surtout, qui traversent le livre et qui lui donnent sa trame dramatique, sont pour Kosmas Polìtis des observateurs privilégiés, encore avides et enthousiastes, des beautés de la ville et de la nature. Les étonnements des enfants permettent d’ouvrir de petits récits internes, des digressions poétiques d’une infinie délicatesse. Arìstos et Stavràkis, deux adolescents, découvrent ainsi, lors d’une baignade, le cadavre d’une jeune fille nue. L’auteur décrit les jeux de la mer, du vent et du ciel d’une manière aérienne : « Elle dormait dans les reflets liquides, et ses longs cheveux noirs, rejetés en arrière, soulevés par la vague, donnaient de la vie à sa tranquillité… des algues vertes étaient mêlées à ses cheveux… ses doigts touchaient une coquille d’oursin vide… l’eau sentait l’amande amère et la bergamote… le couchant brodait sur elle des tulipes et des poissons d’or… le crépuscule versait partout ses violettes« .

On pourrait multiplier les exemples de ces passages de pure poésie en prose, de ce fil sensible sous-jacent qui soulève le récit vers d’autres intentions que la seule réminiscence de la cité perdue, de ces petites touches fragiles qui illuminent le texte, se répondent de chapitre en chapitre, comme des étoiles qui s’allument pour guider le lecteur dans le dédale des rues la ville.

Irais-je aussi jusqu’à dire que j’ai senti parfois la présence d’Elytis dans cette écriture qui donne la primauté à la perception qu’offre le corps (le Elytis de la lumière et de la mer, pas celui conceptuel des poèmes volontairement sibyllins et hermétiques…) ? Sans aucun doute. Kosmas Polìtis aussi aurait pu écrire

« Je porte le deuil du soleil et des années à venir

Sans nous et je chante les autres déjà passées. »*

* in Le Monogramme – 1971

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