La fiancée de l’an passé  (Περσινή αρραβωνιαστικιά – 1984),

nouvelles de Zyrànna Zatèli

Traduction Michel Volkovitch

Éditions Le Passeur, 2003 (aujourd’hui épuisé – je l’ai trouvé d’occasion)

 Disponible désormais chez publie.net

Débouler en littérature avec un recueil de nouvelles aussi hardi et singulier est un coup de maître. Née en Grèce du Nord en 1951, d’abord comédienne puis romancière, Zyrànna Zatèli impose dès son premier livre un talent inouï, avec aplomb, maestria et une originalité incontestable. Ce qui m’avait enthousiasmée sans réserves dans le Vent d’Anatolie se retrouve ici, dès les prémices de son œuvre. Certes, Zyrànna Zatèli appuie son entrée en littérature sur ce qu’elle connaît le mieux, son passé et sa région natale, une Grèce matinée d’accent slave, mais le tout revisité, repensé, recréé. Rien de folklorique, de coutumes ancrées dans une réalité temporelle ou géographique précise, l’auteur manie déjà l’art de l’esquisse et de l’allusion avec un crayon très sûr. Ce terreau familial devient la source d’un récit initiatique au travers d’une mosaïque de neuf nouvelles, très dissemblables par la forme mais traversées d’un même souffle, la ronde folle d’Èros et Thanatos ; un même personnage parcourt les histoires, grandit au fil des pages, passe de l’enfance à l’âge adulte, double vaguement autobiographique (un peu, beaucoup ou pas du tout) de Zyrànna Zatèli, avec pour deux repères, le désir qui s’éveille et la mort omniprésente.

Si le lecteur pense d’abord seulement tourner les pages d’un vieil album de photos sépia, il est subtilement envoyé dans un univers insolite, déphasé, fissuré de bizarreries, ouvert sur le monde d’en bas. L’époque évoquée, – la fin des années 50 et le début des années 60 -, permet de revenir naturellement à cette cohabitation entre le quotidien, le visible et l’extraordinaire, et la magie. Autour de l’héroïne et de sa famille, gravitent des personnages presque surréalistes, comme cette arrière grand’mère centenaire aux prophéties toujours exactes, des triplées boiteuses, un vieux chantre aveugle qui regarde passer les moutons, des jumeaux muets, syphilitiques et suicidaires, une mère de famille qui soigne sa neurasthénie en pissant debout comme les vaches… Il faut dire aussi que le coin où la petite s’éveille à la vie est une vraie cour des miracles ; quelle est rugueuse, fruste, violente, cette Grèce du Nord rurale ! Nulle solidarité entre les pauvres hères, on boit beaucoup, on se vole, on se cogne, on planque des pistolets dans les trousseaux des filles, on met fin à ses jours en gobant de la mort-aux-rats, on tripote de jeunes enfants, on meurt de maladie vénérienne ou en se jetant au fond d’un puits. Alors, il faut toute l’innocence et cette capacité à voir et créer le merveilleux d’une enfant pour sortir de cette boue.

La fantaisie, le rêve, l’audace, l’affranchissement de tous les carcans, sont les maîtres-mots de cette Zyrànna en devenir, qui affirme très tôt sa façon de voir la vie. Le recueil s’ouvre sur les fiançailles de cette petite fille de onze ans avec son chat, fiançailles tout ce qu’il y a de plus sérieuses. C’est sa manière à elle, toute personnelle, de bercer ses premiers chagrins, « la première solitude de la vie« . Cette douleur enfantine primitive, cette intuition que les choses en devenir ne seront pas simples, dictent très tôt une ligne de conduite imperturbable : la liberté, quel qu’en soit le prix. Il y a chez Zatéli un peu de la Colette des débuts, frondeuse et amorale, avant qu’elle ne devienne la Baronne de Jouvenel puis la bonne dame du Palais Royal. Le recueil est traversé, comme l’ont été les Claudine, d’une insolence, d’une liberté amoureuse et sexuelle étonnante, avec un mélange d’innocence, d’ingénuité, d’un dédain absolu pour le qu’en-dira-t-on, d’impudeur et d’une petite pointe de perversion. La petite fille ressent très tôt, physiquement, la beauté et la laideur du monde, en pamoison devant la perfection d’un félin, les yeux verts de « matou » d’un barbier, la démarche de chevreuil d’un jeune du village. La jalousie, le désir, mais aussi une certaine solidarité féminine sont tout aussi précoces ; lorsqu’elle assiste au manège de la chatte Myrsa qui, insatiable à la saison des amours, se transforme en prédatrice incestueuse envers son propre fils, elle commence par fulminer, avant de … « La garce, ah ! la garce !, pensai-je, et comme j’allais fondre en larmes de jalousie, soudain je me mis à rire. « Après tout, c’est une femme, dis-je alors avec un sourire complice, elle a un corps de chair et de sang ; elle n’est pas de bois. Et un corps comme celui de Myrsa – ou comme le mien, pourquoi pas – ne fait aucune distinction, ne connaît pas de barrières« . Notre jeune Zyrànna n’a alors que onze ans… Il faut dire aussi que cela fait quatre ans déjà qu’elle fréquente la boutique du barbier aux heures creuses, pour s’adonner à des jeux passibles aujourd’hui de la Correctionnelle. Vers 14 ans, c’est son propre cousin qui se chargera de faire d’elle une femme, avant d’aller asticoter un instituteur qui ne lui résistera pas longtemps. Ces scènes d’inceste et de pédophilie pourraient être épouvantablement sordides et repoussantes pour le lecteur. C’est là tout le talent de Zatèli de chasser l’infâme en employant, avec un art consommé de la narration, des jeux de langage, des allusions, des doubles-sens, en projetant ce qui serait scabreux dans le registre du supportable par un décalage subtil de ces scènes dans le monde animal. Et surtout, en laissant toujours sa petite héroïne rester maître de son destin, de ses jeux, de ses expériences.

Á la fin du recueil, devenue adulte, voyageuse intrépide sans attache, mais toujours attentive à ses rêves, Zyrànna Zatèli est libre de nourrir son œuvre à venir de cette indépendance, cette témérité, cet appétit de croquer dans tous les fruits, sans préjugé ni appréhension.