Stephen Daldry – 2002

Ours d’argent de la meilleure actrice pour Meryl Streep, Nicole Kidman et Julianne Moore, au Festival de Berlin 2003

 

 

Une autre grande commotion cinématographique, que cette adaptation du Pulitzer de Michael Cunningham – édité en 1999 – par le père de Billy Elliot. Le genre de film qui vous agrippe dès les premiers plans, qui vous traîne de force là où vous n’avez surtout pas envie d’aller, qui fait grincer, comme un violoncelle dissonant, vos cordes personnelles très à vif, et qui vous largue sans parachute, effondrement  assuré.

Stephen Daldry entrecroise, dans une unique journée, le destin de trois femmes, dans trois époques différentes : Virginia Woolf écrit Mrs Dalloway en 1923 dans une banlieue paisible de Londres, une mère de famille américaine lit le roman en 1951, une éditrice vit le déroulé de l’histoire en 2001, à New-York. Ou, comment les livres impressionnent la destinée des lecteurs, à moins qu’ils n’en soient que le reflet.

Le réalisateur conçoit le film comme un kaléidoscope, où les différentes époques s’emboîtent parfaitement par des parallélismes de scènes, de gestes et de paroles : les mouvements harmonieux de la caméra et un montage subtil relient toutes ces scènes dans un seul et même élan. La destinée de Mrs Dalloway sert de pierre angulaire aux portraits d’un trio de femmes, captives d’une vie qui les détruit. Comment secouer les chaînes nouées par les proches, qui s’imaginent être les mieux disposés à vous apporter le bonheur ? Quelle est leur exacte marge de manœuvre ? Jusqu’où sont-elles et sommes-nous capables d’aller ? Á moins que le joug n’ait été serré, en définitive, que par nous-mêmes.

Virginia Woolf, dépressive et suicidaire, veut reprendre la vie qui lui a été volée par sa famille : elle quittera la campagne où elle s’étiole pour renouer avec le fracas londonien, et replonger dans le tumulte de la vraie vie, même si sa santé mentale va douloureusement en pâtir. Laura Brown, la mère de famille américaine sans histoire, étouffe dans le prêt-a-vivre imaginé par son mari revenu des combats, et choisira de tout quitter, homme et enfants, pour donner un contenu individuel à son existence. Quant à Clarissa Vaughan, l’éditrice new-yorkaise, c’est le suicide de son amour de jeunesse qui redonnera du poids et de la valeur à sa vie personnelle et familiale.

Tous ces choix déterminants, ces cassures, ces lignes prédestinées qui se brisent sauvagement s’ordonnent dans d’extrêmes souffrances. Stephen Daldry filme en longs plans serrés les moments de silence épais, ces temps suspendus où le désespoir devient trop accablant. La musique lancinante et répétitive de Philip Glass dramatise encore plus cette impression que les personnages se cognent sans relâche dans des murs : mais ces décalages entre leurs aspirations intimes et leur quotidien irrespirable se révèlent dans des nuances, des regards, des gestes à première vue anodins, avant de les amener à l’inévitable. Le personnage joué par Ed Harris, ami poète de Clarissa Vaughan, et abandonné enfant par sa mère Laura Brown, refuse de recevoir les honneurs d’un grand prix littéraire. Il est fatigué d’une œuvre qu’il n’estime pas à la hauteur de ses aspirations, de vivre avec le SIDA et d’être responsable du mal-être de Clarissa, qui s’accroche à lui comme un dernier vestige de son passé. Si la caméra n’élude pas son suicide par défenestration, elle nous montre surtout le moment où sa souffrance atteint un tel point qu’elle ne peut mener qu’au geste fatal. Ed Harris est simplement et longuement filmé assis, le visage ruisselant de larmes, la photo de mariée de sa mère sur les genoux, des cachets d’AZT à portée de main, anéanti par sa douleur, la bande son se résumant au piano obsédant de Glass et aux sirènes de police de la rue. J’ai dû voir The Hours une bonne vingtaine de fois. Mais cette scène-là, me bouleverse toujours autant.

The Hours est sans conteste un film très sombre. Cependant, toutes ces femmes ont en commun de s’affranchir de leur carcan, quel qu’en soit le prix.  Alors que Clarissa lui reproche d’avoir abandonné ses enfants, Laura Brown tient le mot de la fin : « ce serait merveilleux de dire qu’on regrette, ce serait facile. Mais ça veut dire quoi de regretter quand on n’avait pas le choix ? On supporte autant que possible… Voilà. Personne ne va me pardonner. C’était la mort… j’ai choisi la vie. »