Deuxième année de DEUG, 1991 : pour meubler l’ennui d’un interminable cours de droit administratif,  Hélène P. partage avec moi les écouteurs de son walkman. Une guitare folk, une voix qui traîne, déjà fatiguée, des mots scandés, une histoire d’imper bleu déchiré, d’ombre dans les yeux, de rivalité amoureuse, de trahison et de pardon. Le timbre désabusé d’un type qui en sait déjà long, instruit de la beauté du monde et de la laideur des hommes : « I’ve seen the future, brother, it’s murder », écrira-t-il plus tard.

Ses détracteurs (j’en connais !) lui reprochent cette noirceur et le réduisent à un dandy déprimé, mâchonneur de vers lugubres, ressassant des idées sombres et se complaisant dans sa mélancolie. Le plus souvent, ils l’ont peu et mal écouté. Car la poésie demande de l’attention. Il faut tendre l’oreille, lire, relire encore ses textes – plus évocateurs que narratifs –  pour en savourer toute l’ironie, la distance amusée, cette violence contenue, ces références aux textes sacrés, ses méditations philosophiques et spirituelles, son constat doux amer que même l’amour n’y peut plus grand-chose. Tout chez lui est affaire de contraste, d’équilibre précaire entre le flegme affiché et l’angoisse chevillée au corps, la quête de spiritualité et le goût de la licence, la recherche du bonheur et une désillusion caustique, l’amoureux souvent déçu des femmes qui se protège en revêtant sa robe de moine.

Le verbe s’est fait homme, lorsqu’en 2008, une débâcle financière providentielle l’a ramené sur scène. Et nous sommes tous allés écouter l’oracle, entre admiration éperdue, enthousiasme exalté et émotion mal maîtrisée (deux dates, deux naufrages lacrymalement parformants !). Nous nous sommes retrouvés, non pas devant une légende inabordable et glacée mais devant un homme souriant, chaleureux, longiligne et élégant, visiblement touché de l’accueil que le public lui réservait chaque soir,

Le nouvel album, Old Ideas, perpétue cette période de grâce avec le public. Sa voix grave et profonde psalmodie des textes épurés, ciselés sur des rythmes de blues, folk ou jazz dépouillés. Il y a de la prière, de l’hymne, du spirituel très affiché dans cet opus, un « De profundis » ténébreux qui ne manque pourtant pas de sarcasme, surtout envers lui-même. Du Cohen certifié conforme, sans grande originalité, diront certains. Plutôt l’essence de sa poésie, des arrangements plus classiques, un itinéraire vers l’essentiel qui sonne juste. Même s’il chante toujours le ciel, les damnés, les amours fracassées, le temps qui a fui, « There is a crack in everything / That’s how the light gets in »*, les angoisses sont apaisées.

Show me the place – le gemme de l’album

Premier titre proposé avant la sortie officielle de l’album, ballade proche du cantique (qui n’est pas sans rappeler If it be your will), Show me a place est une imploration mêlant sacré et profane, tourments du mortel envers son créateur ou de l’amant abandonné. Le poème, faussement limpide, prend sens au fur et à mesure des écoutes. Leonard Cohen ne chante pratiquement plus, il fait vibrer son grave profond et rugueux, adouci par le piano, le violon, dans une imploration quasi mystique, une soumission magnifique envers le bourreau, qui a beaucoup exigé de lui.

Show me the place, where you want your slave to go

Show me the place, I’ve forgotten I don’t know
Show me the place where my head is bend and low
Show me the place, where you want your slave to go

Show me the place, help me roll away the stone
Show me the place, I can’t move this thing alone
Show me the place where the word became a man
Show me the place where the suffering began

The troubles came I saved what I could save
A thread of light, a particle away
But there were chains so I hastened to the hay
There were chains so I love you like a slave.

Show me the place, help me roll away the stone
Show me the place, I can’t move this thing alone
Show me the place where the word became a man
Show me the place where the suffering began.

* in Anthem