Matines à l’île de Thera – Fragments d’hier

 

Matines à l’île de Thera (Θηραϊκός Όρθρος, 1968)

Documentaire en noir et blanc de Kostas Sfikas et Stavros Tornes

Prix du jury du meilleur court métrage documentaire au 9ème Festival du film de Thessalonique (1968)

 

 

Durant l’été 1967 – le premier de la dictature des Colonels – une caméra filme sur l’île de Santorin (ou Thera) le moment de bascule entre deux époques. Deux mondes. Deux manières d’être au monde. L’instant où ce qui semblait inaltérable et imprescriptible est percuté par une fulgurance foudroyante, qui balaie une société séculaire ; l’arrivée du tourisme de masse sur une terre mythique, rurale et pauvre. Évidemment pour le pire. Le film s’ouvre et se referme au son du martelage des sabots d’un cortège d’ânes sur les pierres d’un escalier sans fin. Sans échappatoire surtout. Les visiteurs étrangers, accostant par bateaux dans le contrebas de l’île volcanique, remontent la falaise à califourchon sur ces montures, dans un ballet ridicule. Néanmoins, promesse de devises et de profits. Alors qu’importe si le piège s’est resserré comme un licou sur une bête de somme, plus rien ne peut arrêter la transformation de Santorin à marche forcée.

Kostas Sfikas et Stavros Tornes, s’abstenant de tout commentaire en voix off, regardent l’île avec délicatesse, retenue, sans imposer leur discrète présence. Très meurtris par le tremblement de terre de 1956, Santorin et son chef-lieu Fira, portent encore des stigmates de la catastrophe : maisons au mieux fissurées, au pire effondrées, dénuement, traumatisme de la population livrée à elle-même. Les habitants les plus âgés hantent comme des fantômes silencieux les ruelles, se fondent dans les murs lézardés, et déplacent lentement leur silhouette fatiguée sous des vêtements traditionnels. Pas un bruit, pas un murmure, juste le chant du vent sur les hauteurs de la ville, qui rafraîchit des visages burinés, craquelés de rides.

Les deux réalisateurs sont venus prendre le pouls des différentes activités ancestrales de l’île ; l’agriculture traditionnelle et l’extraction du sable volcanique dans des gestes immuables, rudes et épuisants. Mais ils capturent aussi les jours de fêtes religieuses où tout le village s’anime, dans le respect des traditions, des processions d’icônes, et le partage d’une cérémonie sacrée qui fédère. Ces scènes d’une vie simple, presque ritualisée, donnent au documentaire une teinte sociale évidente, au travers d’images d’une saisissante beauté. Les cavalcades des enfants dans les rues, les scènes de battage des céréales, les chevaux qui se roulent dans la poussière, les mains des femmes qui trient les lentilles, témoignent d’une sobriété certaine mais aussi d’une énergie, celle de la survie, qui parcourt la communauté. Le documentaire saisit donc à la fois la souffrance des habitants coincés dans une société archaïque sans avenir, et la force du collectif qui protège du désespoir.

Et celle d’appartenir à une culture immémoriale. Quand Kostas Sfikas et Stavros Tornes ne tournent pas en son direct, ils utilisent des chants de l’église orthodoxe pour accompagner les plans de la cathédrale de Fira, la raideur des peintures religieuses, le visage sévère des saints, mais aussi pour suivre le rivage de l’île bordé de maisons traditionnelles abandonnées. Nul pittoresque pour ce voyage sur l’île la plus célèbre des Cyclades, qui vit depuis l’Antiquité sous une menace tellurique permanente. Et celle, plus contemporaine, et plus imprévue, du déferlement indécent de touristes aux poches pleines ; le contraste entre les locaux fauchés, taiseux, et ces visiteurs occasionnels jacassant habillés à la dernière mode, se passe de commentaires. Les visiteurs étrangers débarquent de leur bateau entre deux rangées d’îliens à la fois éblouis par la richesse et la modernité des touristes, et parfaitement conscients du prix qu’il va falloir payer pour croquer à cette manne financière.

C’est ce déchirement que filment les deux réalisateurs, en dénonçant le renoncement forcé et inéluctable des habitants de Santorin à leur mode de vie frugal ancestral : le lien à la terre, au vivant, la sobriété, la lenteur, la gestion raisonnable des sols, l’entre-aide. Les derniers soubresauts d’un monde appelé à disparaître sont captés par la pellicule qui sonde, dans les visages et les gestes, la profondeur du dilemme. Le documentaire prend le temps d’incarner les locaux, de leur donner un poids, un corps, une épaisseur. De les laisser bouger, travailler, manger, exister.

L’image que l’on ne manquera pas de retenir est celle de ces deux âniers, parcourant la corniche à vive allure avec une dizaine de bêtes, la majorité sans selle ni joug, suivis d’une flopée d’enfants courant pieds nus derrière les ânes. Comme un moment de liberté, de joie partagée, d’énergie primitive. Une image d’avant, d’avant les longues remontées forcées de touristes flemmards, dans un cycle qui s’annonce sans fin.

 

 

 

 

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