Max Ophuls – 1953

 

Qu’est-ce qui différencie un vieux mélo suranné d’un grand film qui resplendit encore plus d’un demi-siècle après sa sortie? La grâce. Si Max Ophuls a consacré tant de films à des portraits de femmes, c’est qu’il est passé maître dans l’art de filmer leur complexité. Chez lui, les hommes font corps avec leur époque, en acceptent les codes et se plient aux exigences sociales, les femmes s’y opposent et rejettent les conventions qui les étouffent. Mais le prix à payer est alors exorbitant. La comtesse Louise de… va mettre à mal les petits accommodements de sa classe, choisir de suivre ce que lui dicte son cœur plutôt que les règles établies, mais elle sera broyée par les bas compromis de sa caste.

La comtesse est au début du film une parfaite femme du monde, coquette, frivole, inconstante, qui brille dans les bals et fait chavirer les cœurs. Son mari, qui lui aussi s’occupe hors des liens du mariage, accepte cet état de fait avec amusement : du moment que tout le monde joue selon les règles établies, les convenances sont sauves. Mais Madame de… va croiser le baron Fabrizio Donati, et s’en éprendre. La valse légère va faire place au drame. La comtesse se donne en spectacle, s’évanouit en public, fuit pour tenter d’éteindre les sentiments qui la submergent puis finit par les accepter. Qu’importe ce que les autres peuvent dire derrière son dos, elle rentre, s’affiche avec le Baron. L’être humain singulier s’est enfin éveillé sous le mensonge de la femme futile formatée. Mais le monde auquel elle appartient ne va pas admettre que l’on brise les codes. Le comte va séparer les deux amants. Madame de… s’enfonce alors dans la dépression et la maladie. Son mari refuse de croire en sa sincérité : « le malheur s’invente » et comprend trop tard qu’elle est perdue. Son dernier sursaut d’orgueil le pousse à provoquer le baron dans un duel à mort pour mettre définitivement fin à cet amour qui le dépasse.

La comtesse est tellement prisonnière du joug social qu’elle est incapable d’exprimer à Donati ce qu’elle ressent. La plus célèbre réplique du film « je ne vous aime pas, je ne vous aime pas », murmurée plusieurs fois au baron telle une femme qui se noie dans une passion destructrice est un aveu déchirant du combat intérieur auquel elle doit faire face. Admettre son amour pour cet homme, serait faire voler en éclat tout ce qui portait son existence.

L’objectif de Max Ophuls accompagne le trio (Danielle Darrieux, Charles Boyer et Vittorio de Sica) avec de longs travellings, des mouvements amples, un montage fluide qui lient les séquences entre elles. Les boucles d’oreilles de la comtesse passent de main en main dans une ronde folle, la comtesse et le baron voient leur amour naître pendant les bals où la caméra suit les danseurs dans une longue et unique valse qui durerait toujours, le film s’ouvre et se referme sur une même séquence tournée dans une église où venait prier la comtesse : la boucle est bouclée, Madame de… n’a pu s’échapper.