L’Homme de Dieu – Un cœur simple

 

L’Homme de Dieu (Ο Άνθρωπος του Θεού – 2021)

Film de Yelena Popovic

Le Film a remporté une dizaine de prix internationaux, à Moscou, Los Angeles, St. Andrews, Sienne, Chicago…

 

 

« Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi » (Matthieu 5:11) : ce simple verset résume ce que fut la vie d’Agios Nektarios, marquée au fer de l’oppression et de la calomnie, religieux canonisé pourtant en 1961, quarante-et-un ans après sa mort. L’église orthodoxe ne devait pas avoir la conscience bien propre pour se fendre d’inhabituelles repentances posthumes très officielles, par la voix du Saint Synode du Patriarcat d’Alexandrie, qui écrivit noir sur blanc : « Nous supplions Saint Nektarios de nous pardonner, nous les indignes, et nos prédécesseurs, nos frères sur le Trône d’Alexandrie, pour toute opposition que nous avons faite au Saint et pour tout ce que notre Père Saint Nektarios a souffert en raison de [no]s faiblesses ou erreurs humaines ». Fermez le ban.

Vénéré par les humbles mais diffamé sans relâche par les hautes instances du Clergé, Nektarios resta toute son existence fidèle à son indéfectible foi, arpentant sans trop faire de bruit un chemin semé d’embûches et de cabales, sans jamais se départir de sa douceur et de sa modestie. Né pauvre en Thrace ottomane (ses détracteurs aiment à lui rappeler qu’il n’est pas vraiment grec…), il se fait rapidement remarquer pour ses compétences en théologie et ses dons de prédicateur, jusqu’à être nommé « Métropolite de la Pentapole » (soit, Évêque de Cyrénaïque, province de Lybie qui abrite alors une forte population grecque) par son père spirituel, le Patriarche d’Alexandrie.

L’Homme de Dieu débute au moment précis de cet acmé, lorsque Nektarios bénéficie de l’affection sans limites de ses ouailles et de la protection du Patriarche affaibli par l’âge. La première scène ne le montre pas dans la toute-puissance raide d’un Métropolite, d’un hiérarque influent endimanché, mais dans la prosternation et la prière fervente, vêtu d’une simple soutane de moine. Il aime déambuler dans la ville à la rencontre de la population misérable d’Alexandrie, généreux avec les laissés-pour-compte, quelles que soient leur couleur de peau et leur religion. Une réputation de thaumaturge auréole déjà Nektarios, qui ne fait pourtant pas grand cas de cette légende urbaine, qu’il écarte d’un sourire. Adoré des chrétiens comme des musulmans, il gêne en haut lieu. De peur que sa popularité ne fasse de lui le prochain Patriarche d’Alexandrie, la vieille garde l’expulse d’Égypte avec fracas, sans procès, ni preuves, ni contradictoire, le renvoyant dans le plus complet dénuement.

Commence alors un long périple sinueux, errance d’un évêque sans église, poursuivi par une conspiration qu’il ne comprend pas. Loin d’être une hagiographie béate, L’Homme de Dieu accompagne un homme presque ordinaire dans un voyage intérieur, certain du lien qui l’unit au divin mais qui s’interroge sans relâche sur le sens de cette connexion. Il vagabonde un temps entre Eubée et le Mont Athos, se voulant « utile » et au service du collectif. Yelena Popovic veille à ne jamais le caricaturer dans une posture de mystique illuminé ou de prêcheur exalté. Nektarios ne cherche pas à se soustraire du monde dans une attitude victimaire ; il reste un homme accessible, qui aime prier avec d’autres religieux, souvent en pleine nature, et accompagné de ses élèves. Car le Métropolite d’Athènes finit par lui trouver un emploi de « professeur » dans un lycée de la capitale grecque, qui abrite aussi un séminaire. Sans prendre ombrage d’un poste subalterne, qui ne correspond aucunement au prestige de sa charge d’évêque, le nouvel enseignant améliore avec enthousiasme les conditions de travail des séminaristes. Il crée de ses mains un jardin, restaure la chapelle, veille sur ses élèves, participe à leurs jeux, intervient en leur faveur s’ils tombent malade, se taillant de nouveau une réputation de faiseur de miracles. Mais sa pédagogie toute personnelle ulcère le directeur du Lycée, homme de raison davantage guidé par la connaissance que par la foi. Nektarios, lorsque ses étudiants dérogent à la discipline, préfère se punir lui-même plutôt que de sanctionner les fautifs ; méthode d’éducation efficace pour des séminaristes très attachés à leur mentor. La réalisatrice laisse la porte ouverte à une lecture plus spirituelle pour ceux qui le souhaitent : le Métropolite de la Pentapole, bafoué, désigné injustement comme religieux rebelle et immoral par ses détracteurs, peut être vu comme une figure christique sacrifiée qui accepte de porter tous les péchés du monde. S’imposer désormais la culpabilité et le châtiment donne sens à l’humiliation première et à l’exil arbitraire.

Yelena Popovic fait affleurer la sainteté de Nektarios progressivement, dans une réplique, une attitude, un geste. L’évêque se plaît à rappeler, à chaque écueil sur sa route, que « Dieu pourvoira ». Expérience éprouvée, constatation que quelque chose de plus grand donc se joue à travers lui, et que rien n’est impossible quand on a été « choisi » pour accomplir des prodiges. Lorsqu’une poignée de jeunes filles pauvres vient lui demander de l’aide dans l’idée de devenir moniales, il se lance dans un projet fou en partant de rien. Il les embarque à Égine, trouve un lieu qui appartient à l’État, construit le couvent pierre après pierre, une école, rassemblant autour de la petite communauté les compétences des uns des autres. Et lorsqu’il est de nouveau calomnié, sous prétexte « d’outrager » les jeunes nonnes dont il a la charge, il n’oppose aucune résistance à l’affront, persuadé donc que le ciel l’aidera. Il finira par sortir totalement blanchi de ces accusations sans fondement.

Il est manifeste que cet Homme de Dieu a été tourné avec une économie de moyens ; on pourrait reprocher à la réalisatrice d’avoir cédé à l’exigence de la production de tourner en anglais, un comble pour un film retraçant la vie d’un religieux grec. Mais Yelena Popovic évite par suite de s’éparpiller et reste centrée sur son personnage. Sa caméra filme très serré, sculptant le visage du saint, le délié de ses mains, les plis de sa soutane. Á l’exclusion de quelques plans larges de l’île d’Égine, le cadrage ne lâche pas Nektarios. La photo du film repousse la facilité du bleu acier des ciels du Sud pour des tonalités plutôt froides, de l’ocre au gris, aussi austères que la vie de l’homme qui se bat pour les plus humbles. Les lumières, les découpages de la clarté et l’ombre, les flous d’arrière-plans, les jeux de regards, les déplacements minimalistes des personnages -on flirte parfois avec une théâtralité un peu figée-, accompagnent leur questionnement existentiel, leur positionnement souvent fluctuant entre le bien et le mal et leur solitude au sein d’un Clergé impitoyable.

Yelena Popovic s’est offert la voix planante de Lisa Gerrard pour la musique et Mickey Rourke en guest-star, dans le rôle d’un paralytique, dernier miraculé de Nektarios avant sa mort. Un choix étonnant mais absolument sidérant, l’acteur américain vivant la renaissance de son personnage comme s’il s’agissait de la sienne, dans un total abandon. Le réalisateur Emir Kusturica de saluer lui-même le travail de Yelena Popovic par ces mots : « Dans un monde qui a répudié l’Évangile et abandonné l’idée que la vie est un processus piloté par l’inspiration et par la croyance en un ordre supérieur, le film de Yelena Popovic a quelque chose de salutaire. L’Homme de Dieu nous emmène sur des chemins qui nous ramènent à la voie perdue, une voie où les chutes et les errances ne sont pas une question de style mais la confirmation que la vie est tissée de contradictions dont nous ne pouvons supporter le fardeau que par la quête de Dieu. ».

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