Green Sea – Mémoire et oubli

 

Green Sea (Πράσινη θάλασσα – 2020)

Film d’Angeliki Antoniou

Le film a été présenté au Festival Films Femmes Méditerranée, Marseille, 2021

 

 

L’amnésie n’a pas bonne presse, sauf à l’écran. Elle viderait un individu de sa substance, de son passé, de ses souvenirs ; une faille béante qui l’empêcherait de savoir qui il est puisqu’il ne sait plus d’où il vient. Pour la réalisatrice Angeliki Antoniou, les choses ne vont pas aussi simplement. Et si la mémoire n’était pas une vertu cardinale, une ressource vitale, indispensable même à la construction de chacun, mais une ancre qui tire vers le bas, une entrave au renouveau ? Faut-il faire table rase du passé, un reset général du cerveau, pour envisager l’avenir dans une totale innocence ? Green Sea oppose, dans un face à face mélancolique le temps d’un hiver grec, deux personnages qui incarnent des temporalités diamétralement opposées : l’un regarde dans ses rétroviseurs, prisonnier d’un passé révolu, de ruminations perpétuelles, miné par une déprime tenace ; l’autre, privée de son histoire, vit le moment présent sans précédent, ni être parasitée par ses souvenirs – elle retrouve de fait une légèreté, une liberté, une confiance dans un avenir à (re)construire, avenir affranchi des expériences marquantes qui pourraient bloquer ses nouvelles aspirations.

Á l’angle d’une rue d’une ville moderne surgit derrière un bus Anna, une quadragénaire inexpressive mal fagotée, qui semble errer sans gouvernail. Ses pas la mènent au marché, puis dans une boutique d’herbes et d’épices, comme si l’odorat et le goût étaient des boussoles encore actives. Sur les conseils du vendeur, elle frappe à la porte d’une taverne un peu surannée d’Asprópyrgos, en bord de mer, où elle postule comme cuisinière. Le propriétaire, Roula, mutique et solitaire, l’engage immédiatement. Hors saison, sa taverne est fréquentée par les ouvriers du coin, une bande de gaillards expansifs au grand cœur. Anna, aussi peu bavarde que le patron, se met à concocter dans ses fourneaux des assiettes toutes simples et roboratives appréciées des habitués, séduits par la cuisine savoureuse de la nouvelle venue. Ses recettes de grand’mère, ses soupes, ses ragoûts, délient les langues et déclenchent des confidences sur les histoires familiales, les trajectoires respectives et les blessures toujours à vif. La nourriture partagée et des échanges plus personnels vont panser les plaies du passé et souder le groupe.

En face de ces garçons volubiles et un peu baratineurs, Roula et Anna s’épient. Ils sont eux d’une autre trempe, et se retrouvent, sans le savoir encore, à la croisée de leur chemin. Angeliki Antoniou les filme sans effets notoires, dans des postures très statiques, comme suspendus, en attente. Refusant le soutien de la musique pour meubler les silences, la réalisatrice choisit le dépouillement, une rigueur sèche pour écouter l’indicible. Angeliki Papoúlia, – déjà repérée dans le perturbant Canine de Yórgos Lánthimos –, donne à Anna un visage fermé, impénétrable, seul expédient pour masquer la vulnérabilité entraînée par son amnésie.

Yiánnis Tsortékis campe un Roula tout aussi économe de ses émotions, protégeant un douloureux passé dont il ne parvient pas à faire le deuil. Nulle tension physique entre les deux protagonistes ; l’homme est un ancien musicien qui s’est trop attardé dans les bas-fonds et les paradis artificiels après le départ de son partenaire de scène et de vie. Retour au bercail dans la taverne familiale dont il a hérité mais où il ne vit pas, préférant s’enfermer dans une caravane d’un autre âge. Le temps semble s’être arrêté dans la vie de Roula, qui remâche inlassablement un passé stérile, dans ce tombeau saturé de reliques.

Anna va peu à peu reprendre vie par le corps. Si, dans un premier temps, elle se confronte du bout des lèvres aux plats qu’elle prépare, ne sachant plus quels sont ses goûts alimentaires, elle va redécouvrir doucement le plaisir de savourer sa cuisine de famille : la nourriture, puis le verre que l’on partage, la cigarette de fin de soirée, la danse, et enfin le sexe avec un des jeunes habitués, comme un crescendo vers une exultation libératrice. Roula ne partage pas la volonté d’Anna de s’ouvrir au monde, inquiet de la voir s’échapper, lui qui refuse de reprendre le cours de son existence ; il aimerait qu’elle capitule aussi et qu’elle reste à ses côtés dans cette taverne protectrice, hors du temps présent : « Ils sont tous à tes pieds ! Tu n’es pas bien ici ? Dehors c’est la jungle ».

L’alchimie entre Anna et Roula, personnages que tout oppose, est filmée dans un quasi huis clos, avec un infinie délicatesse et une grande humanité. Les deux solitudes s’apprivoisent sans se comprendre vraiment, chacun aidant l’autre à avancer vaille que vaille sur son propre chemin. L’émotionnel jaillit d’une lumière grise sur la mer, d’une vieille chanson entendue dans un juke-box qui reprend vie, des mains d’une femme qui cuisine avec tendresse, des pinceaux d’un artiste peignant l’enseigne de la taverne comme le plus parfait Jardin des délices, des pas d’une cliente qui s’abandonne lors d’une danse traditionnelle chaloupée. Green Sea donne à voir une Grèce qui tend à disparaître, terre d’hospitalité, de partage, de fête et d’éblouissement.

Angeliki Antoniou a su éviter les écueils d’une fin prévisible en laissant la porte ouverte à l’inattendu ; retrouver sa véritable identité, son histoire, ses repères, ses habitudes, permet aussi d’en cerner l’absurdité et le vide. Pour Anna, cette échappée temporaire hors de son quotidien s’est révélée salvatrice et a déclenché une véritable remise en cause de ses habitudes au profit d’une métamorphose profonde. Métamorphose née du champ des possibles ouvert pendant sa période d’amnésie. Perdre la mémoire et renaître à une autre version de soi plus aboutie, trouvée alors que l’on se pensait perdu… Vertigineux !

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