Les Pâtres du désordre – Tous les désespoirs sont permis

 

Les Pâtres du désordre (I Voski tis simforas), 1967

Sortie française, 1968

Film de Nikos Papatakis

Musique : Pierre Barbaud

 

Étrange destinée que celle de Nikos Papatakis, cinéaste à la courte filmographie (cinq films tournés entre 1962 et 1991), ami de Prévert et de Sartre, proche de Genet, salué par Lévi-Strauss et Michel Foucault, resté pourtant marginal, singulier, différent. Né d’un père grec et d’une mère éthiopienne à Addis-Abeba en 1918, trop blanc pour les uns, pas assez pour les autres, il subit très tôt et très fort les injustices et les humiliations. De toutes les luttes, il combat dans son pays natal l’armée de Mussolini, dans celui de son père la dictature de Metaxas, et s’engagera en France pour l’indépendance de l’Algérie.

Exilé pour des raisons politiques, il se cherche un nouveau port d’attache entre le Liban, la Grèce, la France, les États-Unis, où il trouve des fonds pour le premier film d’un autre Grec né à New York, John Cassavetes. Rentré à Paris, il réalise Les Abysses, d’après Les Bonnes, présenté à Cannes en 1963 grâce à la ténacité de Malraux et au soutien de ses amis intellectuels. C’est une déflagration, une explosion de violence sauvage très mal accueillie.

Nikos Papatakis vient de poser les principes fondateurs de son « art » : il n’est pas un cinéaste, comme il le déclare lui-même, il se sert du cinéma comme une arme de combat pour des films politiques et militants. Mais sans vision manichéenne, sans idéologie revendiquée, sans appartenir à aucune chapelle. Il expérimente une forme d’expression, qui ne ressemble à aucune autre. Pour dénoncer les outrages, les affronts faits aux plus faibles, il pousse progressivement ses acteurs dans un paroxysme de sentiments, du verbe et de l’action ; car pour les humiliés, il n’existe qu’une seule échappatoire : l’insoumission. Les dialogues, les attitudes n’ont rien de naturels, de réalistes chez Papatakis, qui travaille chaque plan, chaque cadrage, chaque son, au service des damnés qui n’ont plus rien à perdre. Et tant pis, ou tant mieux, si leur cri de révolte met le spectateur mal à l’aise.

Pour son deuxième film, Les Pâtres du désordre, le réalisateur choisit de revenir en Grèce du Nord, juste avant l’arrivée au pouvoir des Colonels. L’humilié, le double de Papatakis, est ici un jeune berger grec analphabète, Thanos, expulsé d’Allemagne pour un vague soupçon de subversion. Pauvre gars crevant littéralement de faim, il rêve d’un nouveau départ pour l’Australie. Sa mère refuse catégoriquement cet exil et tente de le marier avec Despina, fille d’un riche propriétaire terrien local, pour récupérer la dot de la demoiselle. Fureur du paternel qui renvoie la mère à sa misère et à son taudis. Il examine avec plus de circonspection la seconde demande en mariage, venue d’un riche éleveur de moutons pour son fils Yankos, ami du berger Thanos. Mais un étudiant, cousu d’or et promis à une belle carrière, va avoir sa préférence. Seulement, Thanos et Despina ne l’entendent pas de cette oreille ; ces deux-là s’aiment depuis longtemps. Le couple entretient certes des rapports compliqués, faits d’amour fou mais aussi de violence, de coups, d’insultes, de démesure. La finalité de cet amour ne peut être un happy end rassurant, car il n’y a pas d’issue pour ceux qui se lèvent contre tous les conformismes. Juste celui de déclencher le chaos, de pousser chacun dans ses retranchements pour que naisse la vérité. Traqués par tous les garants de l’ordre établi, ils choisissent de périr ensemble : la mort plutôt que la soumission.

Sous la caméra de Papatakis, cette histoire d’amour contrarié n’a rien d’une bluette. La moitié du film est consacrée à la description des trois strates sociales totalement étanches : la bourgeoisie foncière, les propriétaires de bétail et les gueux. Prédominent les seuls intérêts économiques, la toute-puissance du patriarcat, la rigidité de l’honneur qui brime l’instinct sexuel, la brutalité et les préjugés de classes. Le berger Thanos est ainsi accusé à tort, du fait de son extrême pauvreté, de la mort mystérieuse de plusieurs dizaines de brebis. Bouc-émissaire tout désigné, sa seule présence maudite engendrerait pour la communauté des calamités quasi divines. Tous lui tombent dessus à bras raccourcis, de sa mère aux autres bergers, des familles qui règnent sur les troupeaux à la police ; il doit finir en prison pour expier des fautes qu’il n’a pas commises.

Sur ce terreau d’injustices et de persécutions, Nikos Papatakis filme ensuite une tragédie avec la révolte de Thanos et de Despina lors des fêtes de Pâques. Venu à l’office du Samedi saint pour obtenir la grâce de son patron, le berger est mis à l’abri de la vindicte populaire par la jeune fille : « À partir du moment où la fille du riche prend la main du berger pauvre pour le sauver de la prison, l’ordre va se renverser, éclater dans un climat totalement transposé et lyrique jusqu’à la folie finale, jusqu’à la désagrégation totale de cette société. Il y avait, au début, la soumission ; il ne reste plus, à la fin, que la révolte », devait déclarer Papatakis..

Film à la photographie somptueuse – Papatakis s’est offert les talents de Jean Boffety, chef opérateur entre autres de Robert Altman, de Resnais, de Sautet, de Lelouch… –, Les Pâtres du désordre subjugue par l’originalité de ses cadrages qui ne doivent rien au hasard ou à la paresse, par sa direction d’acteurs millimétrée – l’interprète de Thanos, Yorgos Dialegmenos, qui ressemble étrangement à Pasolini, n’a pas gardé que de bons souvenirs du tournage très éprouvant –, par sa lumière qui dessine un noir et blanc tranchant, et sa musique totalement décalée : en lieu et place des bouzouki, les « sons » contemporains de Pierre Barbaud.

Diamant brut d’un « cinéaste » solitaire et exigeant, Les Pâtres du désordre est le plus abordable des films de Nikos Papatakis. Claude Lévi-Strauss notait que le film devait relever son « intérêt considérable pour un ethnologue, car il part de l’observation la plus concrète, la plus minutieuse et la plus véridique des coutumes d’une société pour s’épanouir progressivement dans toute la splendeur d’une mythologie ».

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