Michael Powell et Emeric Pressburger – 1948

 

 

 

Oh, la claque ! Je suis à la fois atterrée d’être passée loin de ce film durant tant d’années et béate de joie qu’il ait enfin croisé mon chemin… mais aussi vermillon cramoisi devant mes lacunes cinématographiques. Á la décharge du public européen, ce film anglais fut un échec lors de sa sortie, boycotté par ses producteurs et le distributeur, tombé aux oubliettes, mais devenu culte outre-Atlantique. « Indéniablement le plus beau film en Technicolor. Une vision jamais égalée » pour Martin Scorcese, « The Reds Shoes est le seul film à voir avant de mourir », pour Francis Ford Coppola.

Cinéastes indépendants, singuliers, inventifs et visionnaires, Michael Powell et Emeric Pressburger (le premier à la caméra, le second à l’écriture) sont indéniablement en avance sur leur époque, à la fois techniquement, esthétiquement et prodigieusement créatifs, avec une totale liberté de narration qui force l’admiration. Pas étonnant donc qu’ils se jettent dans le projet fou d’un film où s’entremêlent littérature, ballet, musique et peinture,  pour une réflexion sur la création, la cruauté du monde du spectacle, les sacrifices imposés par une discipline exigeante, le choix impossible mais obligé, entre l’art et la vie.

The Red Shoes nous embarque dans la vie de tournée d’une troupe de danseurs, entre Londres et Monte-Carlo, dirigée d’une main de fer dans un gant d’acier par son directeur tyrannique et glacial, Boris Lermontov. Le clin d’œil aux Ballets Russes et à Diaghilev* est manifeste dans sa constante volonté de se démarquer par des spectacles novateurs, où règne « l’art total », musique avant-gardiste, machines à féerie, décors somptueux et costumes enchanteurs. Il engage au même moment deux débutants, la danseuse Victoria Page et le compositeur Julian Craster pour la création d’un nouveau ballet, inspiré d’un passage choisi d’un conte oublié d’Andersen, The Red Shoes. Si la première partie du film suit l’ascension rapide des nouveaux venus dans le monde du spectacle, la seconde partie vire au drame très noir, où l’intransigeance du maître, initiateur de talents, s’oppose à la volonté du jeune couple de concilier art et amour : « You cannot have it both ways. A dancer who relies upon the doubtful comforts of human love can never be a great dancer. Never. ».

Il y a quelque chose de très « wildien » dans ce personnage de Lermontov, pour qui la vie ne saurait nourrir l’art, qui se suffit à lui-même. Profondément seul, entré dans la danse comme d’autres en religion, visionnaire et obsessionnel, il crée et détruit, donne et reprend, manipule et dispose, selon le degré de loyauté et d’obéissance, que lui vouent ses danseurs. Il a cette froideur distante d’un Dorian Gray, possédé par la danse, comme on peut l’être par la beauté, indifférent aux sentiments des autres mais d’une cruauté sans commune mesure avec ceux qui refusent son dévouement insensé pour la perfection de son art. Nul doute que les réalisateurs américains qui se pâment devant le film, voient, dans le personnage de Lermontov, une grande part de leurs névroses d’artistes…

Le dilemme de la ballerine débutante, déchirée entre son amour pour le compositeur et la dévotion exclusive à son art, se matérialise douloureusement lors d’un ballet de 17 minutes, où Victoria Page interprète l’héroïne d’Andersen, une jeune fille prisonnière de chaussons rouges ensorcelés, et qui danse malgré elle, jusqu’à ce que mort s’en suive : l’Art, dévore la vie. C’est peu dire que Michael Powell s’en donne à cœur joie. Le découpage filmique de la scène est absolument hallucinant, dominé par des effets visuels de toute beauté (l’expressionnisme allemand, le cinéma surréaliste, les films de Cocteau font sans aucun doute partie de la culture des auteurs). Couleurs saturées, plans audacieux, surimpressions bizarres, éclairages fiévreux,  visions oniriques, le fantastique surgit soudain et habite l’écran dans une ronde affolée, pour donner corps à l’épouvante de l’héroïne, captive de ses chaussons, de la danse, de sa vanité.

La danse est un art auquel je ne comprends pas grand’ chose (aussi hermétique que le Nô ou le Kabuki, en ce qui me concerne). Mais, la place donnée à la musique contemporaine, la mise en scène audacieuse, les plans hardis (peu de plans larges, mais des contre-plongées, des gros plans qui s’attardent, des obliques), le rythme rapide de la narration, le dynamisme des échanges, les dialogues qui claquent, les lumières qui peignent les décors de bleus froids, de rouges acides, de jaunes éclatants, ce monde de l’illusion et de la manipulation rendent ce film mémorable et captivant.

* On retrouve d’ailleurs, Léonide Massine, chorégraphe des Ballets Russes, de 1915 à 1921, dans la distribution du film